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La femme et le serpent

CASTELLANA Robert 1993. La femme et le serpent: essai de mythologie comparée. Communication au Séminaire RIASEM (Unité de Recherches interdisciplinaires sur l’Asie du Sud-Est, Madagascar, Monde insulindien) & LABORATOIRE D’ETHNOLOGIE (Université de Nice-Sophia Antipolis)

Abstract. Cet exposé s’inscrit dans le cadre d’une contribution aux programmes d’enquête-collecte du Musée Régional d’Anthropologie de la Corse. Intitulée “Les enfants de Médée, figures mystiques de l’insularité”, elle porte sur le corpus insulaire du serpent chrétien. Consacré plus largement à la dimension universelle des récits dits sauroctones, cet exposé s’articule autour de l’idée, issue de la tradition japonaise, d’une totalité indifférenciée précédant l’opposition de la nature à la culture, clef mystique du savoir initiatique de la transe chamanique. Le personnage du serpent, en tant qu’incarnation des forces cosmiques, intimement lié à l’image de la féminité, constituerait la strate la plus archaïque d’un symbolisme aux multiples facettes, dont l’universalité nous interroge. La conception japonaise semble de nature à fournir le cadre comparatif le plus adapté à la mise en parallèle de mythes, légendes et rituels issus des traditions les plus diverses, et notamment en ce qui nous concerne celles de l’Orient et de l’Occident. Elle se fonde sur la notion mystique de corps réel des dieux, qui correspondrait « à l’actualisation de la plénitude primordiale, d’ordinaire invisible, recelant un pouvoir sauvage propre à la nature originelle. Associé au couple mère-fils, le serpent représente une communion incestueuse avec la nature, une consubstantialité fondamentale entre celle ci et l’homme, représentation d’une nature en soi insaisissable, conceptualisée comme une énergie quantitativement limitée, se recréant en s’auto consommant, invariant cosmique du cycle éternel des naissances et des morts. » [1] On s’attachera dans un premier temps à rendre compte de thèses [2] relatives à la figure médiévale de la femme-serpent, maléfique dans la pensée chrétienne, et dont une particularité essentielle réside dans la difformité des pieds : queue de poisson, jambes attachées ou serpentiformes,  et patte d’oie,  qui constituent le registre des variations anatomiques par lesquelles s’exprime l’idée d’une nature reptilienne de la divinité. C’est donc à une lecture mythique de ce thème que cette communication se propose de conduire, à partir de l’exposé du corpus légendaire relatif aux Mélusines et aux Pédauques, à la fille du diable et à Cendrillon, aux dynasties des Plantagenêts et des rois de Hongrie, ainsi qu’aux rituels des femmes araignées et de la Sainte Brigitte.

La femme-serpent : une lecture mythique

Une lecture mythique des rapports de la femme et du serpent peut se fonder sur le récit chrétien de la Genèse, où le reptile apparait dans l’épisode bien connu du Péché Originel. On rappellera brièvement que ce texte, essentiel quand à l’image chrétienne du serpent, contient trois malédictions  qui vont frapper les hommes, les femmes … et les serpents. L’homme devra désormais travailler à la sueur de son front et la femme enfanter dans la douleur. Quand au serpent il sera condamné à se déplacer en rampant. Dans une lecture mythique il s’agit bien là d’un mythe des origines, celle du passage de la cueillette à l’agriculture,  de la nature à la culture. Mais « l’enfantement dans la douleur » évoque ici une autre idée, l’origine des menstruations, thèse avancée au 19° siècle par Salomon Reinach, et reprise plus tard par James Frazer.[3] Explication qui rend compte d’une donnée anthropologique essentielle, la croyance universelle qui attribue le saignement menstruel à la morsure d’un animal, en général le serpent. Que le lieu de cette morsure soit ici donné avec précision ne peut nous laisser indifférent. C’est du talon qu’il s’agit, et ainsi l’idée d’une malédiction concernant la femme et sa descendance est étroitement associée à la punition infligée au serpent, condamné à ramper, c’est à dire rendu infirme des jambes, thème qui constituera le fil directeur de notre exposé et dont nous allons examiner les développements légendaires.

La femme-serpent est-elle maléfique ?

Le Moyen Age a rejeté toute la responsabilité du Péché Originel sur la femme, allant même jusqu’à assimiler le serpent tentateur à une femme hybride, comme cela ressort parfois de l’iconographie de l’époque.[4] Pour l’anthropologue c’est plutôt de la souillure et de l’impureté du sang menstruel qu’est chargée la femme dans les sociétés traditionnelles, thème dont l’universalisme est bien connu. La figure la plus illustre et la plus représentative de la femme-serpent, est au Moyen Age celle de la fée Mélusine. Il s’agit d’une femme que Raimondin, neveu du Comte de Poitiers, rencontre en pleine nuit dans la forêt. Atteinte d’une malédiction, car son père, roi d’Albanie, a assisté à son accouchement, elle était condamnée à se transformer tous les samedis en « serpente du nombril jusqu’en aval ». Elle pourrait toutefois mener un jour la vie d’une femme normale si elle trouvait un homme qui accepte de l’épouser et ne cherche jamais à la voir sous sa forme reptilienne. Raimondin va se marier avec la fée mais ne saura résister à sa curiosité. Il assistera en secret au bain hebdomadaire, au cours duquel la fée se métamorphose en serpente. Mélusine s’envolera, sous la forme d’un dragon, et quittera pour toujours son mari et ses enfants.

Il est surprenant de noter que par bien des aspects la fée Mélusine apparaît dans les romans médiévaux comme un personnage bénéfique, alors que son infirmité est plutôt vue en général comme l’indice d’une nature démoniaque. C’est en effet toujours comme une bonne chrétienne qu’on la présente, on y insiste, et jamais elle n’est tenue pour responsable de la malédiction qui la frappe. « Défrichant et construisant villes et châteaux-forts », elle passe pour l’artisan actif de la fortune et de la puissance de son mari. Elle est aussi une bonne mère, qui revient même, de nuit et en cachette, après son départ pour allaiter ses enfants. Elle est surtout une femme féconde dont la lignée,  celle des Lusignan, sera prestigieuse, et parmi ses dix fils on trouvera nombre de rois, de Chypre, d’Arménie, de Bohème … Mais tous porteront un signe distinctif,  une tare physique au visage, tel l’Horrible, qui possédait un oeil au milieu du front, ou Geoffroy à la grande dent, le fondateur de la lignée des Lusignan. Ascendance prestigieuse donc que celle de cette serpente à laquelle Rabelais lui même fera remonter son héros Pantagruel. [5] Le folklore des provinces françaises la connait bien, parfois sous d’autres noms, et nous apporte quelques précisions fondamentales pour notre propos. C’est ainsi la fée de Gratot, qui au moment de son envol, métamorphosée en dragon, laisse l’empreinte de son pied sur le rebord de la fenêtre. Ce sont encore ces images de sirènes allaitant des serpents qui ornaient les églises romanes, avec lesquelles on la confond parfois, images de femmes luxurieuses mais aussi nourricières. Ce sont enfin ces sources, où elle établit sa demeure, qui passaient de par sa présence pour présager heureusement de « la fertilité de la terre et de l’abondance des bleds et du vin. » [6]

Des saintes-pédauques à la fille du diable

A côté de ces femmes aux jambes de serpents il existe une autre catégorie de femmes aux pieds déformés, les Pédauques, dont la patte d’oie se rattache aussi à notre thème. Jeunes filles vierges, poursuivies par un galant animé des plus mauvaises intentions, une intervention divine les afflige de cette patte d’oie, monstruosité qui va décourager radicalement les avances de leurs soupirants. La plus remarquable parmi ces femmes hybrides est une sainte, Neomaye, une jeune bergère. La présence d’un être hybride dans le légendaire chrétien est chose rare, et qui mérite d’être relevée, d’autant que l’on connait aussi le cas, non moins illustre, de la Reine de Saba, affligée d’un sabot d’âne ou de chèvre, selon les récits, mais aussi d’une patte d’oie sur le portail d’une vénérable église du 12° siècle. [7] Cette patte d’oie, cousue aussi sur les vêtements des lépreux, désignait au Moyen Age la lèpre. Il était bien connu à l’époque « que les femmes sont venimeuses durant le temps de leurs fleurs (leurs règles) /… et ceux qui gisent avec elles par couple charnel sont ladres et lépreux. »[8] Pour ce qui est de la ladrerie, l’histoire nous rapporte que le traitement infligé à une reine (anonyme) qui en fut atteinte, consistait en une saignée … derrière le talon, ensemble convergent de faits et d’indices, qui nous mène à avancer quelques éléments pour une première lecture mythique de notre thème. La femme oiseau ou serpent descendue sur terre, femme de l’au-delà que la malédiction des menstrues rapproche ainsi de la condition humaine, doit se soumettre au bain purificateur. Ce n’est qu’à ce moment, celui de sa métamorphose animale, que le héros va pouvoir l’approcher afin de s’unir à elle. Union périlleuse, mais aux conséquences bénéfiques : la tare physique héréditaire – et plus particulièrement la difformité du pied, en sera le signe distinctif.

C’est ce qu’illustre avec éclat le conte populaire de la fille du diable. Il s’agit ici d’une femme cygne, qui vient se baigner dans un lac en compagnie de ses sœurs et retire pour cela son vêtement de plumes. Elle possède donc le pouvoir de changer de peau, la faculté de muer propre aux serpents qui est le secret de l’immortalité autrefois enseigné aux hommes. Et une légende de la Genèse, rapportée par Frazer,[9] en atteste, précisant que de ce pouvoir ancien la femme a conservé la perte mensuelle de sa vieille peau, l’origine donc des menstruations. Jean de Bordeaux, le héros du conte de la fille du diable, qui assiste à ce bain menstruel, s’empare du vêtement de la déesse dont il deviendra l’amant. Mais cette liaison ne sera pas de tout repos et il affrontera nombre d’épreuves dont l’une relate une technique d’immortalité des plus intéressantes pour notre propos, puisqu’elle y introduit des éléments qui relèvent justement du domaine chamanique. Jean de Bordeaux devra en effet, sur les conseils de sa maîtresse, faire cuire cette dernière dans un chaudron, et en retirer les os qui lui serviront d’échelle. Ce bain d’immortalité dans un chaudron est bien connu des Grecs, avec l’histoire d’Achille, et c’est justement son talon, par lequel on le tenait pour l’immerger, qui restera son point faible et causera sa perte. C’est peut être aussi le sens de la légende de Médée, la magicienne que Jason ne put épouser qu’après s’être débarrassé du dragon. Pour revenir à Jean de Bordeaux, lorsqu’il voudra ressusciter sa maîtresse, il oubliera de remettre dans le chaudron les os du petit orteil. C’est donc là encore une difformité du pied qui va caractériser la fille du diable. [10]

N’est pas sans analogies avec cette technique d’immortalité, l’histoire des Démones du Midi, femmes maléfiques du monde méditerranéen. Incarnation du rêve érotique, c’est aux heures chaudes et caniculaires de la sieste qu’elles se manifestent aux hommes et leur volent leur sperme, assurant ainsi le partage, non point de la chair et des os, mais de la chair et de la semence. Ce germe, qui va assurer la résurrection des corps, nous le rencontrons justement à la base de l’échelle d’ossements que l’on retrouve dans les tombes, la colonne vertébrale à l’aspect serpentiforme, au fondement de laquelle les traditions ésotériques situent l’os luz, la kundalini dans la voie indienne de l’immortalité. Il existe par ailleurs, et notamment en Corse et au Pays Basque, des Mélusines au dos déformé, difformité décrite comme un creux rempli d’ossements, infirmité diffamante qui est le secret qu’elles cachent aux yeux de leurs maris humains.[11] Mais la technique de résurrection qu’enseigne la fille du diable trouve son pendant dans les légendes des saintes aux oies, qui ressuscitent ces volatiles à partir de leurs os et de leurs plumes. L’histoire de Ste Opportune en est la version la plus intéressante: l’oie ressuscitée par la sainte restera en effet boiteuse, tare héréditaire qui explique, nous dit-on, que « pour un os qui fut faillant, vont les jantes d’un pied clochant » … [12] Ces récits ne sont pas sans faire penser à certains rituels du monde shamanique, où l’on prend soin, pour s’assurer de la résurrection des animaux, et donc de la préservation des espèces, d’enterrer leur squelette intact. Faute de quoi l’on verra par exemple le dieu Thor ressusciter un bouc… infirme d’une patte. [13]

De quelques dynasties célèbres aux problèmes de jambes

Des problèmes de pieds caractérisent quelques familles, parmi les plus illustres du monde médiéval, comme les Anjou, ou Plantagenêts, et des personnages célèbres, tels Berthe dite aux grands pieds, mère de Charlemagne et fille d’un roi de Hongrie, Bela, et Kolman, rois de Hongrie eux aussi, ou Pépin le Bref, ainsi surnommé car il était court de jambes, comme l’était encore Robert le Diable, dit Courte Cuisse. Un lien unit il ces difformités à la position sociale élevée de leurs possesseurs ? On serait porté à le croire avec l’histoire bien connue de Cendrillon, humble et obscure domestique dont le pied très particulier lui valut d’être élevée au titre de reine. Pied unique en son genre à ce qu’il semble puisque c’est en vain que l’on fit essayer sa chaussure de verre à toutes les filles du royaume, et Grimm de préciser que ses mauvaises sœurs en l’essayant se blessèrent … au talon.Robert le Diable, dit Courte Heuse, c’est à dire court de jambes, était de la famille du Duc de Normandie, et sa mère, stérile, fit appel au diable pour avoir un enfant. La famille du Changelin, l’enfant du diable, était alliée à celle d’Anjou, une dynastie des plus illustres, issue d’Amalberge, la Maubergeonne ou aussi la mauvaise Berthe, que le seigneur Foulque rencontra en forêt et qui se refusait à assister à la messe. Lorsque les barons l’y obligèrent la comtesse diabolique se métamorphosa en dragon au moment de la consécration de l’hostie. On nous dit encore des Plantagenêts, dont est issu Perceval, le héros de la quête du Graal atteint d’une plaie incurable à la cuisse, que tous furent affligés de traits diaboliques, et notamment de pieds difformes. C’est ainsi qu’on leur attribue l’invention d’un type bien connu de chaussures dites « à la Poulaine ».

Des figures insulaires de la femme et du venin : rituels et calendrier

Mais revenons à l’image maléfique de la femme-serpent qui était à l’origine de nos pré-occupations. On a relevé dans ce qui précède l’ambivalence manifeste qui la caractérise. Si la figure du serpent apparaît comme maléfique dans la pensée chrétienne, et les difformités physiques, notamment celles du pied, révèlent une origine diabolique, elles confèrent pourtant à ceux qui en sont affligés un statut, ou un destin exceptionnels.  Pour expliquer cette ambivalence nous avons évoqué la femme de l’au-delà, la déesse qui se manifeste aux hommes sous le masque de l’impureté, à laquelle le héros s’unit, transgressant le tabou des menstrues et s’assurant ainsi une postérité illustre – ou légitimant la noblesse de ses origines. Partis à la recherche de ce personnage, à travers les récits christianisés du Moyen-Age, nous avons aussi rencontré son empreinte dans quelques rituels dont la permanence est exceptionnelle, et qui nous permettront d’en préciser quelque peu la signification. C’est ainsi que l’on rencontre au sud de l’Italie, et notamment en Corse et en Sardaigne, les vestiges d’une autre catégorie de femmes venimeuses. Est-ce l’absence de vipères sur les îles qui a permis le maintien de ces croyances relatives aux femmes-araignées, que l’on désigne ici sous le terme de Tarentisme? C’est bien possible, mais quoiqu’il en soit cette araignée venimeuse – Argia, Malmignatta ou Tarente, est bien un esprit féminin, qui s’attaque aux hommes au moment des moissons. Les rituels thérapeutiques du Tarentisme en attestent, rituels musicaux d’exorcisme qui sont précédés d’un interrogatoire visant à révéler la nature de l’esprit-araignée qui a pris possession du malade. Leur typologie est celle des états de la femme : fillette, nubile, fiancée, mariée, séduite, enceinte ou parturiente, veuve ou vieille … et ces catégories vont induire la thérapie propre à chaque morsure. [14]

Ces rituels prennent toute leur signification dans le contexte calendaire où ils se situent, celui de la Canicule, période où nous trouvons aussi les « saintes aux dragons », Marguerite, avalée par le monstre et qui facilite les accouchements, ou Marthe, atteinte d’un flux de sang menstruel pendant douze ans, et donc stérile … En cela s’éclaire l’usage du four tiède où l’on place le malade, médiateur dans cette période de conjonction excessive, entre la Terre et le Soleil, car la cuisson, comme l’a montré Lévy-Strauss, est un processus culturel qui affecte aussi les semences, le cycle menstruel et celui des lunaisons, les hommes comme les femmes à des degrés différents, la femme restant plus « crue », plus proche de l’état de nature. D’où ce supplément de cuisson qui s’oppose à l’influence féminine néfaste de la femme araignée.[15] On se rappellera à ce propos le chaudron d’immortalité de la fille du diable, où celui de Médée, dont les Grecs, ne comprenant plus le sens de ces récits, ont fait une figure maléfique. Dimension shamanique là encore, bien attestée dans nombre de traditions corses, et notamment en ce qui concerne la croyance aux revenants, ces chasses sauvages connues là bas sous le nom de mazzérisme.A l’opposé de ce temps caniculaire, au mois de Février qui occupe une position symétrique dans le calendrier, nous trouvons mention d’une autre femme au serpent, sur des îles plus septentrionales,  en Ecosse où les serpents, qu’on appelle ici les « demoiselles », sortent du trou où ils hibernent au jour de la fête de Brigitte, la grande sainte du I° février. On confectionnait cette nuit là une poupée et un berceau, avec la dernière gerbe de blé récoltée au temps des moissons, dans l’espoir d’amener la sainte à rendre visite aux hommes, augure de prospérité et d’abondance à venir.[16] Nous sommes ici aussi dans un contexte calendaire bien particulier, celui des fêtes de la Purification, avec la fête de la Vierge, au terme de la période d’impureté qui suit son accouchement, celle de Véronique, atteinte d’un flux de sang, et d’Agathe, fête des femmes et patronne des accoucheuses. La présence de la dernière gerbe, dont Frazer a souligné l’importance rituelle, fait ici le lien entre ces deux temps forts du calendrier, autour de rites essentiellement relatifs à l’agriculture et à la fécondité. Ce sont donc les deux termes centraux du récit de la Genèse que nous retrouvons là, et cette brève incursion dans le domaine du rituel nous aura montré la cohérence et l’importance qu’ont pu tenir ces thèmes dans le monde médiéval.

Statut de la difformité physique

Si la difformité physique est présentée par les auteurs chrétiens comme dénotant une nature démoniaque et maléfique, nous avons aussi vu qu’elle peut conférer à ceux qui en sont atteints un statut social et un prestige élevés. Nous voyons ainsi d’illustres familles comme celles des Lusignan ou des Plantagenêts se réclamer de l’ascendance d’une femme-serpent.Cela est bien plus net dans le monde shamanique où l’on choisira comme shamane de préférence un borgne, un bossu, un boiteux ou un bègue. Les difformités physiques apparaissent ici comme qualifiantes. A l’inverse, le borgne, le bossu, le boiteux ou le bègue, ne pourront devenir prêtres. L’infirmité apparait alors comme dis-qualifiante, pour reprendre des termes avancés par Georges Dumézil, des conceptions  antinomiques qui semblent avoir coexisté dans le monde médiéval.

Le serpent dans le monde chinois

L’idée d’une totalité indifférenciée précédant l’opposition de la nature à la culture est la clé mystique gérant le champ du savoir initiatique de la transe chamanique, nous apprend la tradition japonaise. Le domaine du shamanisme s’étend, au sens strict, entre Orient et Occident, des régions qui entourent la mer Noire jusqu’aux déserts glacés où nomadisent les peuples esquimaux. Traditions archaïques, liées à un mode de vie basé sur la chasse et le pastoralisme, où l’animal tient donc une place centrale, elles constituent un trait d’union entre les traditions de l’Asie et celles de l’Europe. Cet aspect ressort avec plus d’évidence lorsqu’on se penche sur les caractéristiques essentielles du personnage du serpent dans le monde chinois.On connait peu de choses sur la mythologie de la Chine antique, malgré les études pénétrantes de Marcel Granet relatives à l’histoire ancienne de ce pays. [17] On en connait mieux les légendes et les traditions populaires. Le serpent y apparait comme un maitre des métamorphoses, dont un conte tibétain nous donne une des clés. C’est en effet sous l’aspect d’un serpent géant que le dragon tibétain repose au fond d’une caverne, jusqu’à ce que sous l’effet d’une pierre magique il devienne dragon ailé et s’envole. Parvenu à un certain âge il connait une ultime métamorphose et s’enfonçant dans les eaux il devient monstre marin. [18] Cela ressemble à s’y méprendre à une image du cycle des eaux et les fêtes du Printemps en Chine ancienne célébraient la libération des eaux souterraines par des joutes dansées au confluent des rivières, imitant l’accouplement des dragons, ou leurs combats qu’accompagnait le tonnerre. Bénéfiques lorsqu’ils représentent l’activité harmonieuse des eaux, les dragons chinois sont marqués par l’ambivalence. De même qu’il existe des eaux dangereuses on trouve des dragons malfaisants, responsables du déluge et des inondations. Pour les soumettre héros et magiciens dressent des colonnes de fer à l’intérieur des puits et des cavernes, fixant ainsi les eaux souterraines et leur imposant la voie directe par laquelle les dragons des eaux doivent monter au ciel.[19]

Mais au-delà de ce premier registre que l’on peut qualifier de cosmique, le monde souterrain des eaux doit être aussi conçu comme celui des morts. Les libations versées sur le sol y parviennent, et à l’inverse dés que la sécheresse fendille la terre, les esprits peuvent s’en échapper. Les anciennes fêtes chinoises du Printemps marquaient aussi le moment où se réincarnaient les âmes, portées par les gouttes de pluie. C’est de cette même tradition qu’attestent les plus sacrés des textes de l’Inde, les Védas. [20] Le serpent des contes populaires, esprit et gardien des tombes, se présente sous la forme d’un revenant, souvent une femme séduisante dont les amants dépérissent inexorablement sous l’effet d’une sexualité trop exigeante. Ce serpent maléfique représente l’esprit abandonné d’un mort qui réclame un culte, et la tradition japonaise en atteste abondamment. Qu’il s’agisse des phénomènes de possession, où le possédé s’exprime en son nom, ou de ces dieux protecteurs qui offrent aux hommes, en échange du culte qui leur est rendu, l’usage des terres marécageuses pour la culture du riz. Le serpent, forme sous laquelle se manifestent les ancêtres, apparait donc comme un dieu ancestral, dont l’une des caractéristiques, et non des moindres, est qu’il peut féconder les femmes. L’exemple le plus illustre en est celui de la grande dynastie chinoise des Hia, issus d’un dragon dont la bave aurait engrossé une jeune princesse.

Serpent et féminité : métaphores du corps réel des dieux.[21]

Dans la tradition japonaise l’idée d’une totalité indifférenciée, originelle, désigne une réalité irréductible aux catégories du phénoménal. Le corps réel des dieux peut pourtant se manifester sous une forme animale, notamment sous celle du serpent, lié intimement à l’image de la féminité. Cette mise en forme de ce qui n’a pas de forme reflète une conception religieuse du monde qui n’établit pas de coupure radicale entre transcendant et immanent. On se trouve ainsi en présence d’un panthéon originel, représentant les maitres authentiques du pays sous leurs formes primitives, avant que n’apparaisse l’Etat civilisateur. C’est en cela qu’ils restent rebelles à toute définition savante et forment un ensemble de significations d’autant plus riches qu’elles demeurent implicites ou inexpliquées. Cet ésotérisme du serpent repose sur une ambivalence essentielle. Incarnation des forces cosmiques, représentation du corps mystique et secret des dieux, ils sont à la fois associés aux esprits des ancêtres, des héros et des saints, comme à ceux des revenants et des âmes errantes, morts sans sépultures, avides de justice et dont la haine devient un poison mortel. La manifestation du serpent est en général celle des esprits de la nature et du terroir, voire même de l’univers, qui réclament honneurs et dévotion. Mais il intervient également dans la sorcellerie, art criminel de causer la mort.

Dans les cérémonies agraires du Japon le serpent apparaît sous la forme d’une effigie de paille, incarnation des insectes et larves nuisibles, qui sera symboliquement expulsée après le repiquage du riz dans le lieu saint qui domine le village. C’est là que, accroché à un arbre, il va renaître comme esprit protecteur. Cette renaissance rituelle prend tout son sens par analogie avec la mue, modèle de résurrection négative parce que appliquée aux esprits des morts, elle suggère que la nature, dont le reptile incarne l’essence et la force, puisse se régénérer à son propre profit. Les humains et leurs produits deviennent la nourriture des morts, à l’image de la larve ou de l’insecte qui mange les récoltes et les  nourritures des vivants. La mort, c’est à dire le poison du serpent, domine le tableau de ce qui aurait du être un processus de régénération cosmique, si la nature de l’homme était vraiment distincte de celle du serpent. Conception qui témoigne d’un monde primordial, où la mort serait apparue avant la vie, une nature dont la régénération se fait par la consommation des humains et s’oppose à l’avènement de la culture. On pourrait citer ici aussi des familles illustres, pourvues de membres reptiliens, et des êtres aux pieds et mains mutilés, divinités ancestrales redoutables, chefs, mages ou revenants. Maitre de métamorphoses, corps originel des dieux, le serpent n’est pourtant jamais un dieu en soi car il est tenu de cacher sa nature reptilienne. On retrouvera dans le légendaire japonais ces mêmes fées mélusiniennes, qui s’unissent aux humains à la condition qu’ils ne cherchent jamais à voir leur corps reptilien, celui des déesses mères dont la mort apparaît à l’origine de l’agriculture.

C’est dans le cadre de ce danger que représente la femme lorsqu’elle est associée aux morts qu’il faut faire place à la figure de l’inceste, et ainsi étendre notre propos. Figure circulaire, en ce qu’elle établit une équivalence entre le père et le fils, elle s’inscrit dans ce même cycle cosmique des esprits des morts et du monde en friche, s’incarnant grâce à la matrice féminine, figure d’une nature qui se recrée en s’auto consommant. A moins qu’on ne préfère parler de la nature incestueuse de l’agriculture, qui consiste à semer dans le même sillon la graine qui y a vu le jour. La prise en compte de l’inceste établit aussi une analogie qui dépase celle de la forme entre le serpent et le cordon ombilical. Elle connote une sexualité inversée, où la femme remonte vers l’origine de son fils et régresse vers un état embryonnaire que symbolise le serpent, devenant donc ce support des métamorphoses qui totalise l’essence cosmique. La femme apparait ainsi comme le médiateur capable de manifester ce pouvoir du serpent grâce auquel « l’inaccessible devient sinon humanisé du moins exorable », comme le dit Simone Mauclaire, paraphrasant Paul Mus « l’insaisissable prend corps et devient exorable ». On reprendra pour conclure l’idée exprimée par Claude Lévi Strauss selon laquelle, dés la fin du paléolithique, certains mythes avaient pu terminer leur tour du monde,[22] idée qui nous semble particulièrement appropriée aux nombreux caractères archaïques que l’on a pu relever, pour une part, dans cet aspect central du mythe du serpent, celui de ses rapports à la féminité.


[1] Mauclaire (Simone), Serpent et féminité, métaphores du corps réel des dieux, in L’Homme, Etudes japonaises, 1991, n°117, pp 66 sq.

[2] Claude Gaignebet, Véronique ou l’image vraie, et Max Caisson, le four et l’araignée, in Revue d’Ethnologie Française, 3, 1976, p.365 sq 

[3] Salomon Reinach, le serpent et le femme, Paris, 1905, p 396 sq et James Georges Frazer, Folklore de l’Ancien Testament.

[4] Voir à ce sujet l’iconographie extraite de la thèse de Françoise Clier Colombani, images de Mélusine, Paris, E.H.E.S.S., 1987. Les versions médiévales du roman de Mélusine, et la littérature qui s’en est inspirée, ou qui la pré-figure, sont exposées dans l’ouvrage cité. Les premières versions sont celles de Jean d’Arras (ed. Louis Stouff, Mélusine, roman du XIV° s., Dijon, 1932) et de Coudrette, composées à la fin du 14° siècle.

[5] Rabelais, Pantagruel, ch.V, mentionné par Claude Gaignebet, op. cité.

[6] On se reportera pour l’ensemble de ces récits, pour leurs références précises comme pour les études qui y ont été consacrées, à l’ouvrage de Clier Colombani.

[7] Pour l’iconographie de la reine de Saba voir le portail de l’église de Dijon, ainsi qu’André Chastel, la légende de la Reine de Saba, in Revue d’histoire religieuse, 1939, CXIV et CXX, 166. Pour la bibliographie relative aux Pédauques cf l’article d’Isabelle Grange, métamorphoses chrétiennes des femmes-cygnes, in Ethnologie française, XIII, Paris, 1983.

[8] Ce sont les secres des dames deffendus à révéler … ouvr. anon. du XV° s., ed. par Alexandre Colson, Paris, 188O, p 45, mentionné par C. Gaignebet, op. cité.

[9] Frazer, op. cité.

[10] On se reportera à Paul Delarue, la fille du diable, in le conte populaire français, Paris, 1957, p.199 sq et à C. Gaignebet, la fiancée diabolique, dans le Carnaval, Paris, 1975, p. 96 sq. ainsi que : les contes de la lune rousse sur la montagne verte, in le coeur mangé, récits érotiques et courtois du XII° et XIII° siècles, Paris, 1979, p 18 sq.

[11] Clier Colombani, op. cité.

[12]  Grange, op. cité.

[13] On se reportera pour tout ce qui concerne le shamanisme à l’ouvrage de Mircea Eliade, le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, Paris, 1974.

[14] On se reportera à l’ouvrage de C. Gallini, la danse de l’Argia, Paris, 1988, qui donne toute la bibliographie relative à la question du Tarentisme dans le monde méditerranéen, et notamment les travaux de De Martino en Italie du Sud.

[15] Je reprends ici l’analyse de Max Caisson, op. cité. et aussi du même : guerre encore entre le Stellion et l’araignée in Etudes Corses, 20-21, 1983, p.43 sq.

[16] Voir Mac Leod Banks, British calendars customs : Scotland, Folklore society, London-Glasgow, 1939, p147 sq. Pour tout ce qui concerne la dernière gerbe se reporter à l’oeuvre de Frazer.

[17]  Granet (Marcel), La religion des chinois (1922), Danses et légendes de la Chine ancienne (1926), La civilisation chinoise (1929) et La pensée chinoise (1934).

[18] D’aprés Mac Donald (Ariane), Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.

[19] Kaltenmark (Max), Le dompteur des flots.

[20] Gaignebet (Claude), L’origine indo-européenne du Carnaval, in Le Carnaval, la fête et la communication, Actes des rencontres internationales de Nice, 1985.

[21] Je reprends ici l’article cité de Simone Mauclaire.

[22] Lévi Strauss (Claude), La potière jalouse.