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Le bestiaire des îles

Robert Castellana 1997. Le bestiaire, les îles et la mer. Créations fantastiques / Créations mythiques, Actes du Colloque d’Anthropologie maritime, CNRS, mai 1997, Paris, CETMA, coll. Ketos, 2002, pp.55-66

ABSTRACT

Cette étude prolonge une précédente communication relative à la toponymie de plusieurs centaines d’îles et îlots situés aux alentours de la péninsule italienne (Castellana, 1995, compte rendu d’une recherche menée pour le compte du Musée Régional d’Anthropologie de la Corse) dans laquelle nous mettions en perspective les noms donnés à ces îles et les interprétations et légendes qui s’y rattachent. Derrière la diversité du matériau recueilli, nous remarquions alors l’étonnante permanence et diffusion d’une grande partie de ces toponymes. Dans le cadre géographiquement restreint de cette investigation, deux grandes catégories semblaient se dégager de ce « vocabulaire » des îles, les “îles aux saints » et les « îles aux bêtes », une typologie dont nous nous contentions alors de signaler la dimension anthropologique. Il existe en effet un bestiaire et une hagiographie spécifiquement insulaires qui s’inscrivent dans le cadre d’une colonisation chrétienne des îles d’Occident, un temps fort et méconnu des premiers siècles de l’Evangélisation. Les matériaux comparatifs que nous avons pu rassembler constituent l’objet de cet article. Ils sembleraient montrer que le christianisme a entretenu dès l’origine des liens étroits avec le monde de la mer, comme en attestent par ailleurs les étonnantes navigations, mystiques ou funéraires, dont l’hagiographie offre plus d’un exemple, et qui ne sont pas sans rapports avec notre propos (Castellana, 1997, pour une étude détaillée de ce thème). Nous nous attachons ici à mettre en parallèle le bestiaire des îles avec celui du monde de la mer, afin d’en dégager les caractéristiques communes. Nous pensons montrer ainsi que la mer, vecteur de contact et civilisation, a fortement contribué à la naissance de l’universalisme qui assura le succès du message chrétien, et que l’île, par sa position intermédiaire et médiatrice, entre la terre source de culture et les eaux primordiales et indifférenciées, a offert un point de vue privilégié dans l’élaboration d’une cosmologie renouvelée.

DES ILES “MALEFICIEES”

Dans le riche légendaire des îles européennes, un thème domine très largement, celui de la présence d’un bestiaire venimeux et reptilien qu’un saint, le plus souvent ermite ou anachorète, exorcise ou expulse avant d’y fonder un monastère. Au début de ce siècle, le folkloriste français Paul Sébillot[i] avait donné une description détaillée de ce motif légendaire, qui mettait très nettement l’accent sur la dimension hagiographique de l’ensemble du corpus. Si, au travers des exemples rassemblés par Sébillot, le motif des îles “maléficiées” et de leur exorcisme apparaît étroitement tributaire de l’histoire de l’évangélisation, la réunion de matériaux comparatifs montre cependant que ce même thème est aussi attesté dès l’Antiquité[ii]. Les Grecs nommaient en effet Ophiusa, du mot ophis, serpent, des îles caractérisées par la profusion de reptiles. Nous en avons retrouvé la trace tout au long des côtes, et même des fleuves, sur les itinéraires maritimes qui relient, depuis l’Antiquité, la Méditerranée orientale à l’Atlantique Nord. Parmi les antiques Ophiusa du monde grec, on a plus particulièrement conservé le souvenir des îles de l’archipel des Baléares, Ibiza et Formentera. Aussi nommées Colubraria, les “îles aux couleuvres”, elles étaient connues de longue date pour leurs reptiles. Les textes antiques les décrivent en des termes curieusement opposés, une ambivalence constitutive de notre propos : “ Sur l’île Ebusos (…) les animaux malfaisants y sont inconnus, même ceux qu’on peut apprivoiser, car non seulement elle n’en produit aucun, mais ceux qu’on y transporte d’ailleurs n’y vivent pas. ” (Pomponius Mela : II, 125).  Outre l’allusion à ces « animaux malfaisants », que l’on aurait pu (on se demande pourquoi ?) apprivoiser et introduire sur les îles, la suite du récit nous apprend que: “ En face d’Ebusos est Colubraria, remplie de toutes sortes de serpents dangereux qui la rendent inhabitable. Il y a pour ceux qui veulent y descendre moyen de se préserver de toute attaque, poursuit le géographe romain Pomponius Mela, c’est de former autour d’eux une enceinte avec de la terre d’Ebusos. Car alors ces reptiles, prêts à s’élancer sur ceux qu’ils rencontrent, s’enfuient épouvantés à l’aspect de cette terre qu’ils redoutent comme du poison. ” (Pomponius Mela : II, 125)

L’ILE AUX SERPENTS

Si l’on examine le corpus relatif aux animaux qui composent le bien curieux bestiaire de l’insularité, le règne reptilien semblerait y occuper une place centrale, dans la continuité des traditions antiques. Serpents, grenouilles et dragons en constituent les figures principales. Parfois, mais très rarement, ces îles peuvent même porter le nom du serpent, comme par exemple ces îlots sardes appelés Bisce (couleuvres) ou Serpentara (serpents). C’est probablement par une évidente analogie avec la morsure du serpent que ce bestiaire englobe l’ensemble des animaux venimeux : des insectes tout d’abord, comme la fourmi et surtout l’araignée. Dans sa plus grande extension, le bestiaire insulaire du venin inclue jusqu’au chien enragé (Sébillot, 1906). Les Actes des Apôtres (Delebecque, 1982 : 136) représentent la première mention chrétienne de ce thème. On y apprend que saint Paul et ses compagnons firent naufrage sur l’île de Malte : “ Comme Paul avait ramassé une bonne quantité de petit bois et l’avait mis sur le feu, sous l’effet de la chaleur une vipère en sortit et s’attacha à sa main (…) Lui, alors, secoua dans le  feu la vipère et ne subit aucun mal », poursuit le texte, et ce voyant (…) tous les habitants de l’île atteints de maladie s’approchaient à leur tour et ils trouvaient leur guérison.  ”La légende de Malte s’accompagnera jusqu’à nos jours de l’emploi médical des “langues” de pierre et de celui de la “terre de Malte”, dont les usages thérapeutiques relèvent pleinement de ceux que mentionnaient le récit de Pomponius Mela. A cette tradition se rattache celle des “enfants de saint Paul”, dont on dit dans tout le Sud italien qu’ils ne craignent pas le venin des serpents, parce qu’ils naissent lors de la fête du saint. Ou encore le riche ensemble rituel bien connu sous le nom de Tarentisme, un exorcisme chrétien de la morsure de l’araignée qui revêt les formes surprenantes d’une transe musicale (Demartino, 1966).

Cette tradition ne concerne pas seulement les îles en mer mais aussi celles situées sur les lacs et les fleuves du continent. Au Nord de l’Italie, dans la région des grands lacs, l’île d’Orta, passe ainsi pour être envahie par les serpents lorsqu’y aborde saint Giulio, qui fut avec son compagnon Giuliano l’évangélisateur du lieu, autour du Ve siècle. Les deux apôtres avaient déjà érigé quatre vingt dix neuf églises. Ils songeaient à présent à installer, dans leur centième fondation, la tombe où ils reposeraient bientôt. Ils choisirent pour cela la petite île, inhabitée car infestée de serpents. Le reptile apparaît explicitement ici comme l’antique genius locii, le génie des lieux, dont la sépulture chrétienne vient conforter la dimension ancestrale et funéraire. Pour mettre en œuvre l’exorcisme fondateur, le saint s’adressa en ces termes aux monstres qui infestaient l’île : “ Voici trop longtemps que vous occupez ce rocher désolé, et je vous ordonne, au nom du Père du Fils et du Saint Esprit, de vous en aller et de laisser ce lieu pour que moi, serviteur du Christ, y habite et y édifie au nom du Seigneur une église dédiée aux douze Apôtres. ” (Légende médiévale rapportée par Canestro-Ghiovenda, 1963).  Il convient de noter que les deux évangélisateurs saint Giulio et saint Giuliano étaient eux aussi des insulaires venant de l’île grecque d’Egine, où l’exorcisme des serpents est connu depuis la plus haute antiquité. La légende d’Eaque, fils d’Egine, enlevée et abusée par Zeus, rapporte que cette naissance adultérine provoqua la jalousie d’Hera, qui introduisit des serpents sur l’île. Ils se multiplièrent, causant sécheresse et famine, et empoisonnant les cours d’eaux. Eaque supplia alors son père auprès d’un chêne sacré et une pluie diluvienne s’abattit noyant les reptiles. Ce récit mythique introduit par ailleurs un nouveau personnage, qui vient enrichir le bestiaire insulaire. Il s’agit d’hommes-fourmis issus du même chêne et qui, à la prière d’Eaque, repeuplèrent  l’île “maléficiée”. Au large de la côte Toscane, comme en Provence, ces fourmis, ou Formiche, désignent dans la toponymie des îles de petits récifs immergés particulièrement redoutés de tous les marins. Au Sud de l’Italie, comme en Corse, sont aussi rapportés un grand nombre de récits relatifs à des villages désertés parce qu’envahis par des fourmis…  L’île d’Orta restera le siège d’un important pèlerinage aux connotations explicitement reptiliennes, au cours duquel on menait en procession un dragon conservé dans la chapelle de l’île, au moment des Rogations.

SERPENTS ET DRAGONS

L’île Tiberine est une île elle aussi bien connue du monde antique à cause de ses serpents. Elle abritait un temple dédié à Esculape, le dieu de la médecine. Les malades venaient y passer la nuit dans l’attente d’un rêve, incubatio, qui leur délivrerait un conseil “médical”, le dieu d’Épidaure s’y manifestant aux fidèles sous la forme d’un serpent. C’est au IIIe siècle, à l’époque où sévissait une grande épidémie, qu’on aurait rapporté le serpent sacré du grand sanctuaire d’Orient. S’étant embarqué, de son plein gré, dans le navire qui devait le conduire à Rome, le reptile aurait choisi de lui-même de s’installer sur l’île romaine, où sera bâti son sanctuaire, mettant ainsi fin aux progrès de la maladie. Ce récit antique (cité par Dumézil, 1966 : 430), outre qu’il atteste l’existence de ce motif dans le monde romain, en révèle de surcroît l’origine. Si les serpents se trouvent sur les îles c’est qu’ils y furent importés des grands sanctuaires orientaux et leur présence y relevait à l’évidence du sacré. On s’explique mieux les raisons qui poussèrent les moines à faire de leur expulsion et de leur exorcisme l’indispensable préliminaire à leur installation. Le récit de l’île Tibérine éclaire aussi, dans ses développements ultérieurs, sur le sens et le détail de la christianisation du thème antique. Paul, moine du Mont Cassin, et avec lui, Grégoire de Tours, écrivent en effet qu’à Rome : “ Du temps du Pape Pélage il y eut une telle inondation dans l’Italie que les eaux montèrent jusqu’aux fenêtres supérieures du temple de Néron. Alors de par le Tibre remonta une multitude de serpents, parmi lesquels était un immense dragon [semblable à une grosse poutre, précise Grégoire/ dont le souffle ou la respiration corrompit l’air, d’où résulta la peste inguinale, ou enflure de l’aine…] Alors le Pape Pélage prescrivit à tous un jeune ou une procession. Mais pendant la procession, le pontife mourut lui même avec 70 autres. Grégoire 1er, surnommé le Grand, lui succéda et ordonna que cette litanie fut pratiquée dans tout le monde chrétien[iii]. ” Cette invasion reptilienne passe ainsi pour être à l’origine de la bien curieuse coutume de ces dragons présents dans les processions des litanies dites de saint Marc (ou de saint Georges, un saint au dragon) ou, quelques jours plus tard, lors des fêtes des Rogations. Les reptiles qui infestent les îles ont d’ailleurs souvent été décrits sous l’aspect fantastique d’un dragon.

Au-delà des multiples influences qui ont contribué à la genèse de ce personnage hybride il faut rappeler que l’étymologie grecque, draco, désigne le serpent du culte, par opposition au terme ophis, se rapportant plus généralement à tous les serpents. L’île de Fulchiera, sur le lac Gerundo prés de Bergame, aurait ainsi été la demeure d’un monstre qui hantait la région, jusqu’à ce qu’un saint du nom de Cristoforo l’affronte et le tue. On conservait dans plusieurs églises du pays des ossements qui passaient pour ceux du dragon, aussi nommé biscia, couleuvre (Guida, 1967 : I, 101 et 297 et Castellana 1994). On ne trouve pas de serpents en Irlande, selon une tradition qui prétend que saint Patrick évangélisateur de l’île au VIe siècle, les en aurait chassés[iv],. La tradition folklorique relativise la portée de cet exorcisme, au travers de récits similaires, là encore liés à l’établissement de monastères insulaires :“ Ce fut le dernier serpent existant dans le pays, un monstre qui vivait au bord du lac de Killarney, le lac Learne, où fut fondé le monastère insulaire d’Inis Fallen. Saint Patrice avait pu éloigner les autres mais celui ci était si rusé qu’il lui avait échappé. Comme le serpent se plaignait de n’avoir point de maison, le saint lui aurait confectionné un coffre dans lequel il l’enferma, avant d’en jeter la clé dans le lac. ” (Murray Ainsley, 1888 :  483).  A l’embouchure de l’estuaire du Shannon, l’île d’Inis Cathaigh (dite encore Scattery Island) abritait elle aussi un monstre nommé Cata. Un saint du nom de Seanan (ou Senanus) y établit au VIe siècle le plus important des monastères qu’il fonda dans cette région, après avoir débarrassé l’île de la bête qui la désolait (d’après Neeson, 1967 :  55-56). Un récit profane, qui se tient sur les îles anglo-normandes, rapporte l’expulsion d’un dragon monstrueux qui hantait l’île de Jersey (cité par Murray Ainsley, 1888 :  480). Les îles bretonnes sont elles aussi marquées par l’érémitisme, avec saint Maclou , ou Malo. Venu au VIe siècle du Pays de Galles, il s’établit avec trente disciples à l’embouchure de la Rance, sur l’île Cézembre. Un serpent gigantesque, sorti d’un trou de rocher, s’enfuit à l’arrivée du saint (rapporté par Bertino, 1970). Une autre version de ce thème légendaire est présente en Belgique, à Bruxelles, sur une île de la Senne. Un saint, évêque de Cambray au VIe siècle, répondant au nom de Géry, y édifia l’abbaye du Mostier. Il dut lui aussi combattre le dragon qui infestait l’île avant d’y établir son monastère[v] (Sébillot, 1906 : 262). Sur les côtes italiennes, Mamilliano débarrassa l’île de Monte-Cristo, (l’antique Artemisia ou Oglosa), du dragon qui y vivait dans un temple dédié à Jupiter et situé au sommet du mont Giove (rapporté in: Guida 1967 : II, 375 et par Racheli, 1978 : 250). Il aurait fait brûler le serpent du culte, avant d’installer son ermitage dans une grotte proche du sanctuaire antique. Il n’y a pas si longtemps encore, on allumait de grands feux sur les îles toscanes à l’occasion de la fête du saint[vi]. L’île de Monte-Cristo offre par ailleurs la très rare particularité d’être effectivement infestée de vipères[vii].

UN BESTIAIRE DU VENIN

A côté des serpents et des dragons, les îles abritent aussi un bestiaire qui associe « reptiles » et « venin ». Sébillot (op. cit.) mentionne ainsi les chiens enragés à propos d’une île bretonne. Sur le lac de Constance (Bodensee), aux sources du Rhin, c’est un saint venu d’Espagne, Pirmin, qui bâtit au VIIIe siècle le monastère de l’île de Reichenau[viii]. La légende rapporte qu’il en expulsa auparavant les grenouilles et les serpents qui l’infestaient[ix]. L’île de Sardaigne est connue de longue date pour son absence d’animaux venimeux. Ne prétendait-on pas déjà dans l’Antiquité qu’il ne s’y trouvait ni loups, ni serpents, ni plantes empoisonnées[x] ? On rapporte pourtant qu’un saint personnage[xi], fut exilé sur l’île pour y être dévoré par ses reptiles, et les en chassa ; à l’exception toutefois de l’argia, la “bariolée”, surnom d’une araignée dont la morsure est toxique et fait l’objet de rituels thérapeutiques qui relèvent de la tradition tarentique. L’araignée est ainsi au cœur d’un riche bestiaire du venin, où la taxinomie populaire regroupe scorpions, vipères, lézards et grenouilles : “ Où allez vous vipère, scorpion et grenouille ? Je vais mordre et empoisonner tout ce que je pourrai ”, récite-t-on en Sardaigne dans les oraisons populaires contre le scorpion (Gallini, 1988). Max Caisson a bien analysé ce flou constitutif du lexique des « bestioles » dans le Sud italien comme en Corse (Caisson, 1976). A ce bestiaire du venin, il faut ajouter, toujours en Sardaigne, le personnage de la « mouche tueuse » ou sorcière, moscà macedda, mise à mort par un rituel de danse conduit par un saint homme. Les cadavres des insectes maléfiques sont enfermées dans des tonneaux et enfouis dans les souterrains d’un château. Un feu purificateur, qui dure 3 jours, complète ce bien étrange exorcisme. En Corse, cette même mouche  venimeuse est décrite sous l’aspect d’un dragon dans la légende du seigneur de Fretto, Orso Alamanno, qui perpétuait l’institution du droit de cuissage. Piobetta, le héros qui mit fin à l’archaïque privilège, provoqua le seigneur en duel, et le tua en le capturant au lacet, un art qu’il avait justement appris au cours d’un voyage en Sardaigne[xii]: « Son corps fut enterré après avoir été l’objet des plus grands outrages.(..) Au bout d’un an on alla ouvrir le tombeau d’Orso Alamanno pour voir s’il y avait quelque chose dedans (car on le prenait pour un vrai diable de l’enfer), et il sortit du tombeau une mouche, laquelle devint avec le temps si grosse qu’au bout de dix ans elle avait la taille d’un boeuf; elle tuait tous ceux qui s’approchaient non seulement avec ses ongles cruels, mais encore avec son haleine fétide; car la puanteur de son souffle était si infecte que, quand le vent la portait de quelque côté, elle desséchait jusqu’aux arbres. »  On notera la similitude entre cette mouche géante et le portrait que donnent les bestiaires médiévaux: du basilic, roi des serpents: « L’odeur qu’il exhale (…) fait crever les arbres. » Les circonstances de la mort du héros rattachent de même cette mouche monstrueuse à la famille des dragons, dont le sang est un poison redoutable: « Piobetta (…) parvint (…) à tuer cette mouche (…) Mais ayant oublié de se frotter avec certaines liqueurs précieuses dont le médecin lui avait prescrit l’usage pendant une année entière, il mourut à son tour. » Dans une autre version c’est saint Georges, le plus connu des saints tueurs de dragons, qui débarrasse le pays de ce redoutable fléau (Voir Caisson, 1997 pour les références de ce dossier).

ILES MALEFIQUES ET ILES NOURRICIERES

A côté de ce bestiaire venimeux, maléfique et reptilien, l’étude de la toponymie et du légendaire des îles révèle l’existence d’une seconde catégorie d’animaux, exactement opposée à la précédente, mais toute aussi importante. En contrepoint aux îles maléfiques que nous venons d’évoquer, ils font état d’îles “nourricières”, où abondent ânes, chèvres, moutons, cochons, lapins, poules, canards, colombes, vaches ou taureaux, sous la forme de troupeaux ou de colonies sauvages. La petite île génoise de Gallinara (Gallinière ou Poussinière) est une « île aux poules ». Cette dénomination lui vient de l’antiquité, à cause des colonies de poules sauvages qui la peuplaient. Elle joue un rôle important dans la naissance du monachisme d’Occident, avec la première mention relative à un ermitage insulaire en Europe. Le récit rapporté au VIe siècle par Sulpice Sévère[xiii] met en scène un saint abordant sur l’île infestée de serpents, plantant en son milieu son bâton pour délimiter l’espace désormais réservé aux reptiles. Les moines du continent s’y rendaient d’ailleurs au Moyen Age pour récolter les œufs de ces volatiles, dont ils tiraient une part de leur subsistance[xiv]. Au nord de l’Angleterre, un monastère fut aussi fondé par saint Aïdan, au VIIe siècle, sur une autre « gallinière » l’île de Farne : “ (Sur cette île) il ne se trouvait pas de serpents venimeux, nous dit l’auteur d’un poème médiéval (consacré à saint Cuthbert, l’anachorète qui s’y installa), et s’il arrivait qu’on y porte un serpent, celui ci mourrait aussitôt sur cette terre abandonnée.  [xv]” Il s’y rencontrait par contre des canards migrateurs qui venaient y nicher chaque année, les “oiseaux de Cuthbert” placés sous la protection du saint et dont on venait là aussi récolter les œufs. La toponymie est riche en “îles aux oiseaux” : Pecora en Sardaigne, les îles Galli en face de Naples, ainsi qu’au large de la côte toscane, les rochers de Sparviera, ou en Corse à Ajaccio, le rocher des Cormorans dans les îles Sanguinaires, et l’îlot de la Margunagha proche de Bastia, une dénomination dialectale de ce même animal.  Dans ce registre des animaux « bénéfiques », on trouve des “îles aux lapins”, celles mêmes qu’évoquaient déjà Pline l’Ancien (cité par d’Angelis, 1968 : 38) : “La Sardaigne est éloignée (…) de la Corse (…) par des petites îles appelées Cuniculaires mais aussi par les îles Phinton, et Fossa qui a donné au détroit le nom de Taphros …” Ces “Cuniculaires” (du latin cuniculus, qui désigne le lapin), ont aujourd’hui disparu de la cartographie locale, partageant le destin de maint autre toponyme antique. L’archipel des Baléares possède cependant deux îles aux lapins, nommées Conejera. Sur l’île saint Pierre, au voisinage des côtes de la Sardaigne, on rapportait encore récemment que : “ Indépendamment de l’aridité du sol, l’innombrable multitude de lapins destructeurs et toujours renaissants, y nuit à la culture. ” (Valéry, 1837: II, 255-257)  On trouve aussi, entre Corse et Sardaigne, des îles Rattino, dont le nom semblerait venir de l’italien ratto, le rat, décrites par les voyageurs du XVIIIe siècle comme colonisées par une espèce inconnue de rongeurs. 

Le taureau est assurément le représentant principal de cette seconde catégorie d’animaux insulaires. La légende du sanctuaire normand du Mont saint Michel rapporte ainsi qu’un saint du nom d’Aubert, par ailleurs saint sauroctone (selon Fournée, 1973), fonda le célèbre sanctuaire à la suite d’une apparition de l’Archange : “ Il  me dit que ce fût au lieu où le trouverois un taureau lié qu’un larron a desrobé depuis naguère et caché en ce mont espiant l’occasion de la pouvoir mener au loin pour le vendre… Quant à ce qui touche la grandeur de l’oratoire, il m’a dit que ce seroit tout l’espace que je trouverois foulé aux pieds du taureau. ” C’est de même pour y faire paître leurs troupeaux, que les deux géants de la geste rabelaisienne auraient édifié l’île du Mont saint Michel (d’aprés Guide, 1964, et Gaignebet, 1986 : 196-199).  L’archipel des Baléares connaît lui aussi un îlot du taureau. En Sardaigne comme en Corse, des îles portent les noms de Toro, de Vacca et de Torello. Il existe aussi une île du Cornu, Cornuta,dans cet archipel corse dédié aux Cervidés, les îles Cerbicales — du latin Cervus, le cerf, autre cornu — dont il faudrait peut être aussi rapprocher le moine qui s’installa sur l’île d’Elbe, saint Cerbone, et au large de la côte Toscane l’îlot de Cerboli. Ces dénominations si répandues se réfèrent explicitement à la présence de troupeaux sur ces îles. La pratique de la transhumance insulaire y est attestée au moins depuis le Moyen-Age, et les bergers corses s’embarquaient encore récemment avec leurs bêtes en direction de l’archipel corso-sarde  “ Des vaches paissent prés des tombes (…) et quand on amène le taureau au troupeau depuis Bonifacio, on l’attache à la proue d’un bateau par les cornes, et il suit à la nage. C’est au début du printemps qu’a lieu ce voyage rituel qui rappelle les mythes de l’antiquité. ” (Carrington, 1980 : 184)  Dans la même région Valéry décrivait peu auparavant en ces termes l’île Tavolara, — l’ancienne Hermae sarde : “Habitée par des troupes gracieuses de chèvres sauvages (…) Elle a été en quelque sorte donnée par le roi de Sardaigne à un berger corse (…)seul humain, qui, avec sa famille, habite ce désert…” (Valéry, 1837 : II, 8-9)  En Sardaigne on trouve une île Caprera, et à Naples l’île de Capri, dont la dénomination vient de la présence de chèvres[xvi]. L’archipel des Baléares possède lui aussi une “chevrière”, Cabrera[xvii]. D’autres îles aux moutons (qui sont aussi des « Gallinières »), les îles Feroes, sont mentionnées pour la même particularité au Moyen-Age dans la Navigation de saint Brendan : “ Il y a au nord de la Grande Bretagne beaucoup d’autres îles où l’on peut se rendre en deux jours et deux nuits depuis les plus septentrionales des îles Britanniques… Elles ont été habitées près de cent ans par des ermites sortis de notre Écosse… Abandonnées aujourd’hui des anachorètes à cause des pirates normands elles sont remplies d’une multitude innombrable de brebis et d’oiseaux de mer.  ” (Cité par Dom Cabrol, 1927 : VII, 81) Ces troupeaux insulaires s’enrichissent d’îles dédiées aux cochons, Porco dans la toponymie sarde, et au large de la côte Toscane l’île Troia (la truie). On trouve enfin des îles aux ânes, l’île Asinelli, en Sicile, au large du Mont Eryx, une Aenaria voisine de Capri (citée par ENC IT, 1934), et une autre dans le nord de la Sardaigne, parfois aussi nommée Asinaria. Elle tiendrait son nom d’une race d’ânes albinos (?) qui la peuplait et était habitée par des pêcheurs et bergers corses[xviii] : “ Deux cent quatre-vingt-huit bergers, logés dans de méchantes cabanes ” précise Valery (1837 : II, 64-65).

LA MER ET SES MALEFISMES

Comment interpréter cette seconde division du bestiaire des îles, et l’opposition qu’elle suggère entre des îles stériles et maléfiques, et d’autres fécondes et bénéfiques? Si cette dichotomie recoupe une abondante littérature fantastique, (les antiques îles des Bienheureux, celles maléfiques où abordent les Argonautes, voire le paradis insulaire de Robinson Crusoë), elle parait aussi recouvrir aussi une certaine réalité, de nature “étiologique”, caractéristique des écosystèmes insulaires et liée au monde de la mer. Les transhumances maritimes, l’absence de serpents venimeux sur les îles, ou encore certaines colonisations des îles par une espèce animale en relèvent assurément. Les archéologues prennent ainsi très sérieusement certaines de ces mentions insulaires du Bestiaire. Ils estiment par exemple que le mouton aurait bien pu être introduit en Occident dés le VIe millénaire par de petites navigations, et de courtes traversées maritimes (Camps, 1986).  Nombre d’îles portent de même le nom d’un animal marin, comme ces îles corses dites des Moines, I Monachi, qui ne font pas allusion à la présence d’ermites ou de moines sur ces îlots (bien qu’on les trouve parfois baptisées i prete), mais plutôt à une variété de phoques. Des récifs voisins du golfe d’Ajaccio, dénommés les Sardinoires, semblent eux aussi devoir être rapportées à ce même bestiaire marin, ici visiblement la présence de sardines. Dans cette perspective qui relève de l’Histoire Naturelle, l’île aurait-elle été perçue comme un monde de transition, entre la terre, et la mer, univers maléfique et connoté d’impureté[xix]? Son bestiaire pourrait bien s’inscrire dans le cadre de cette ambivalence. Le caractère maritime du Bestiaire des îles apparaît fréquemment par ailleurs au travers du thème de l’expulsion dans la mer des reptiles qui infestent les îles, et non pas de leur mise à mort, comme s’il s’agissait de rétablir l’équilibre d’un ordre naturel menacé. Ils en sont ainsi le plus souvent issus, puisque c’est dans les eaux, celles de la mer, d’un lac ou d’un fleuve, que réside généralement le monstre reptilien qui hante l’île et ses abords. La présence de serpents sur l’île de Lérins, à la frontière orientale de la Provence, en est un bon exemple. Ce témoignage du à un disciple d’Honorat, rédigé au VIe siècle et donc contemporain de la fondation de la célèbre abbaye, est un document exceptionnel par son antiquité. Il rattache explicitement la présence de reptiles à une influence marine : “ Il est une île inhabitée, inabordable du fait de la crainte inspirée par ses bêtes venimeuses, située au pied de la chaîne des Alpes (…) Honorat (…) y pénètre sans le moindre effroi (…) et la rencontre des serpents, qui étaient nous l’avons vu si nombreux sur ces terres arides, et que faisaient sortir en particulier les souffles chauds de la mer, ne fut plus jamais pour personne une cause de danger ni même de frayeur[xx]. ”La légende médiévale développe plus longuement cet épisode miraculeux, sous la plume du moine troubadour Raymond Féraud[xxi], et précise que le saint, monté sur un palmier, prie le seigneur : “ (…) qu’il veuille délivrer l’île des serpents (…) et la mer s’éleva et passant le rivage commença à couvrir l’île (…) n’y laissant ni couleuvre ni serpent.  ” (Féraud 1943 : 2030-2220)  

Cette expulsion dans la mer des serpents et des dragons est chose fréquente. On la retrouve par  exemple sur l’île d’Yeu, où un ermite du nom d’Amand, ou d’Arnaud selon les versions[xxii], oblige le serpent gigantesque qui y vit à sortir de son trou et à se jeter dans la mer. Sur l’île de Tino, non loin de Gènes, un évêque africain du nom de Venerio[xxiii] , qui passe pour y avoir vécu en ermite, entre le VIe et le VIIe siècle, dut lui aussi combattre un dragon, qui vivait dans une grotte marine. Armé de la croix, il précipita la bête dans les profondeurs de l’océan (voir Guida, 1967 : I,16). Il fonda ensuite sur l’île une abbaye[xxiv]. Le nom de la petite île italienne de Tino est curieusement aussi celui de l’île grecque de Tenos (voir ENC. IT, 1937), une île des Cyclades, l’une des antiques Ophiussa traditionnellement vouées aux serpents. Columba, figure marquante de l’évangélisation de l’Irlande au VIe siècle, avait lui aussi sacrifié au rituel sauroctone en affrontant un monstre aquatique, Aquatilis Bestia, lequel s’apprêtait à dévorer un homme et qu’il fit fuir par le signe de la croix (cité par Gaidoz, 1921 : 131 sq.). Parmi les nombreux dragons du folklore de l’Irlande, nous rencontrons un autre de ces monstres insulaires, qui avalait les baigneurs imprudents et dont vint à bout un saint du nom de Mochua (Gaidoz, 1921 : 131 sq.)  Une légende de l’île de Corse, recueillie à la fin du XIXe siècle (Chanal, 1890), décrit dans des termes exemplaires ce dragon des eaux et ses rapports à la nature reptilienne du Bestiaire des îles. Elle met en scène, là encore, un anachorète, qui vida par ses prières le lac de Creno, refuge d’un dragon redoutable et le chassa. Pour échapper à son persécuteur, le monstre se saisit d’un marteau gigantesque :  “ [Il] l’abattit lourdement (…) La fosse creusée par Satan s’était soudainement remplie d’eau: le lac de Creno était né.” L’anachorète commença son exorcisme, et l’on vit “le lac de Creno se désemplir à mesure que le prêtre faisait ses incantations (…) Bientôt une myriade d’horribles salamandres, tachetées de jaune, qui grouillaient dans la vase du fond, se transformèrent en autant de diablotins (…) Enfin, le lac étant à sec, l’ange des ténèbres apparaît, immense et dans toute sa laideur, avec ses ailes de chauve-souris appesanties par la vase, sa crinière de couleuvres, ses yeux de feu, sa bouche qui vomit la flamme et la fumée. ” L’expulsion des serpents dans la mer est plus curieusement mentionnée comme une coutume relative à la Saint-Brigitte, la grande sainte de l’Irlande, célébrée le Ier février : “ Une semaine avant Saint Bridget’s Day, les serpents doivent sortir de leurs trous sous la terre, et si le sol est ensuite recouvert de neige ils meurent », nous apprennent ainsi les croyances populaires de l’Écosse[xxv], lesquelles précisent qu’en ce jour le serpent était jeté à l’océan « afin que la mer puisse l’avaler.  ”

Ce dernier récit illustre bien toute une série de variantes des légendes sauroctones, ayant pour protagoniste un personnage féminin. On connait la légende de la Tarasque, un monstre hybride, mi-dragon, mi-taureau, qui vivait dans les eaux du Rhone et dont vint à bout sainte Marthe, l’évangélisatrice de la Provence dans une tradition que rapporte la Légende Dorée. La commémoration festive de ce miracle mettait d’ailleurs en scène une procession de barque, un rituel caractéristique des fêtes de la mer. Le taureau, à l’instar des dragons, sort parfois lui aussi des eaux de la mer. Une légende relative à la Corse l’y associe dans des termes intéressants à la femme et à l’insularité. On mentionne en effet que l’île de Corse fut découverte par une bergère ligure du nom de Corsa, qui suivait les pérégrinations marines de son taureau, car celui-ci partait tous les matins dans la mer et en revenait le soir, repu et satisfait. Elle laissera son nom à cette île d’abondance, où les taureaux sont gras[xxvi]. Colman, qui fonda le monastère insulaire d’Inis Bowen au VIIe siècle, au large des côtes de l’Irlande (d’après Gorby, 1987 : 386), fut lui aussi un pourfendeur de dragons, à nouveau un monstre aquatique, pourchassant une jeune fille qui lavait son linge au bord de l’eau. Avalée par la bête, la lavandière put en ressortir saine et sauve grâce à l’exorcisme du moine (Gaidoz, 1921 : 131 sq.). Ce récit fait bien sûr penser à l’épisode biblique de l’avalement de Jonas, l’un des principaux motifs de l’art chrétien des Catacombes, et l’un des plus anciens témoignages du caractère monstrueux du bestiaire marin. Ce personnage féminin, associé à un monstre insulaire et issu des eaux, semblerait bien être constitutif de notre thème. La femme tentatrice n’est-elle point par ailleurs, à côté du serpent ou du dragon, le principal « ennemi » qu’affrontent les ermites chrétiens, principaux protagonistes des légendes liées à l’insularité? Le corpus du tarentisme, assurément le plus riche représentant de ces récits, ne laisse subsister aucun doute à ce sujet.

MEDUSE ET SIRENES

Les rituels sardes relatifs à l’araignée attribuent en effet le caractère venimeux de sa morsure à un esprit féminin, une âme damnée, qui s’incarne dans l’animal. Les catégories propres à ces esprits féminins vont induire le rituel adapté à chaque type de morsure : l’argia pizzina (petite fille), bagadia (nubile), isposa (fiancée), cojada (mariée), collionada (séduite), prentoxa (parturiente), finda (veuve), beccia ou nonina (vieille) ou encore martura (malade). Lorsque le musicien, appelé au chevet du malade, finit par trouver la musique correspondant aux caractéristiques de l’animal, le corps du patient se met à s’agiter à son rythme, dans une danse violente et saccadée, souvent spectaculaire, qui n’est pas sans évoquer la transe (Gallini, 1988 : 25-60 et Caisson, 1976). En ce qui concerne la toponymie, l’un des rares noms d’îles qui fasse l’objet d’un commentaire légendaire, concerne l’îlot de la Gorgone (aussi nommé Urgo), situé au large du Cap Corse. Il introduit dans le bestiaire des îles la mythique Méduse, à la fois justement femme et serpente. Elle fut reine de Corse, selon la tradition médiévale qui rattache ce toponyme à la geste d’Héraklès : “ Après la mort de Méduse vint en Corse l’Hercule libyen et en Sardaigne[xxvii] ” car, nous dit-on, cette île en grec se dit Cyrnos, du nom de Cyrnos fils d’Hercule[xxviii] lequel après avoir tué Géryon et atteint le jardin des Hespérides aurait donc conquis la Corse, la laissant à son fils, Kyrnos ou Corso[xxix]. Quant à l’autre de ses fils, Sardos, c’est donc à la Sardaigne voisine qu’il aurait donné son nom. Cette légende de la serpente reine de Corse se retrouve aussi en Sardaigne : “ Au sein des sauvages forêts de la Barbagia, prés du village de Samugheo, sont les ruines dites le château de Méduse, la fille du fabuleux Phorcus (…) qui passa dieu marin, et fut mis à la tête des phoques et des Tritons (…) vieille et curieuse construction du moyen âge, percée dans la montagne, presque inaccessible, avec une seule fenêtre et d’une prodigieuse solidité. ” (Valéry, 1837 : II, 116-117)

Pour conclure, nous remarquerons la variété des registres auxquels le corpus que nous venons de commenter emprunte ses personnages : toponymie, hagiographie, folklore et mythologie. L’apparente absence d’une réelle filiation entre ces traditions attesterait-elle de l’existence d’un « invariant culturel », un récit mythique faisant référence à un couple insulaire des origines, la femme serpent et le dieu marin[xxx], animal hybride? Il existe effectivement une séquence mythique correspondant à la structure de ces récits, le mythe grec de l’île de Délos. Il met en scène une île flottante sur laquelle la déesse Leto, sur le point d’accoucher et poursuivie par un serpent monstrueux nommé Python, trouva refuge pour y mettre au monde les deux jumeaux divins, Artemis et Apollon. Au-delà des rationalisations “étiologiques”, et des relectures mythiques et légendaires, le “Bestiaire des Isles”, sa dimension féminine et reptilienne, et leurs rapports au monde de la mer nous invitent à dépasser l’opposition que nous relevions entre stérile et nourricier, bénéfique ou “maléficié”, en d’autres termes entre Nature et Culture. Dans une telle perspective, ces récits nous confrontent en fait à une même catégorie. Maléfiques ou bénéfiques, ces “Isles aux Bêtes” présentent toutes une fécondité problématique, car excessive, une rupture dans l’équilibre écologique de la nature et dans les rapports entre le monde des vivants et celui des morts. En témoignent ces monstres qui dévorent les humains, la nature ancestrale d’un genius locii que revêtent si souvent les dragons chrétiens, le caractère indifférencié du bestiaire insulaire du venin, renvoyant au monde des eaux primordiales, les phénomènes de possession par un esprit des morts caractéristiques de la tradition tarentique, ou encore ces navigations “à la grâce de Dieu” qui préludent bien souvent au débarquement des saints sur les côtes “maléficiées”.La mer est en effet ce monde inquiétant où les cadavres abandonnés aux flots errent en quête d’une sépulture impossible ; à moins peut-être qu’ils n’abordent un jour sur les rivages d’une île ? L’espace de transition et de frontière qu’incarne l’île révèle la hantise universelle d’une fécondité dangereuse, primitive et indifférenciée, celle du monde marin des origines. En-deçà de la séparation fondatrice, entre Nature et Culture, elle semblerait même s’y opposer le plus souvent. Cette femme reptilienne, maîtresse des métamorphoses animales, se retrouve universellement sous le personnage de Circé, des sirènes ou des Mélusines, femmes au corps de serpent, douées du pouvoir des métamorphoses animales[xxxi]. La mise en rapport de ce motif, qui ressemble fort à un invariant culturel, et des caractéristiques du Bestiaire des îles, nous donne peut-être des clés essentielles pour mieux comprendre la nature des antiques conceptions du monde marin, et du caractère monstrueux de son Bestiaire.

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([i])Sébillot, 1904 : 107 sq< Les exemples commentés ici sont inédits pour la plupart.

([ii]) Paulis Realencyclopaedia, s. v. Ophiusa. Sur l’absence réelle de serpents venimeux sur les îles, voir plus loin l’analyse de la dimension étiologique de ces récits.

([iii]) Rapporté par Saint Yves et Grégoire, 1836 : IV, 5. Le pape Grégoire, dont les lettres sont une de nos seules sources d’informations sur l’histoire du monachisme dans ces régions, bien qu’élevé dès l’âge de 30 ans aux plus hautes fonctions ecclésiastiques, y aurait préféré la voie de l’ascétisme. Voir aussi Ramponi, 1947, pour le dragon processionel en Italie.

([iv])Ce thème est en effet à peine mentionné par le Motif Index, le grand dictionnaire anglo-saxon du folklore. On y apprend seulement que Saint-Patrick, l’évangélisateur de l’Irlande, en avait chassé les serpents qui, depuis, ne peuvent plus y vivre, car il leur fut impossible de franchir un cercle tracé avec la terre de l’île (Stith Thompson, 1966 : sv A 531 et D 2176.1).

([v]) Géry, fêté le 11 août, exorcisa aussi un bois consacré aux démons. Il a pour attribut le dragon.(Réau, 1955).

([vi]) A l’approche de sa mort, le saint alluma à nouveau un feu, toujours sur le sommet de l’île, et les marins des îles voisines accoururent à ce signal, pour emporter sa dépouille. Ceux de l’île de Giglio. ayant réussi à ramener chez eux le corps du saint s’endormirent, exténués, à peine débarqués. Des pêcheurs d’Elbe et des marins génois en profitèrent pour s’emparer de la dépouille, dont les “Gigliese” purent cependant conserver le bras, auquel ils s’agrippèrent de toutes leurs forces (Rachelli, 1978 : 250). Le thème du démembrement du corps saint est, on le sait, un motif essentiel dans le légendaire de la mer. Au delà de leur dimension mythique, ces feux rituels sembleraient confirmer qu’un système de phares et balises antiques ait pu être entretenu par les ermites installés sur ces mêmes îles, selon l’hypothèse avancée par l’archéologue corse Morrachini-Mazel.

([vii]) D’aprés ENC IT, 1937. Le phénomène est rare, puisque les serpents venimeux, en l’occurrence les vipères, ne peuvent vivre dans les zones littorales.

([viii]) D’aprés Dom Cabrol, 1929 : XV, 2200, qui donne les variantes Perminius et Primenius.

([ix]) Cette île était appelée Augia Major. (Réau, 1955) Pirmin est fêté le 3 novembre.

([x]) A l’exception toutefois d’une espèce vénéneuse, dont le suc provoquait une hilarité mortelle, le rire d’ailleurs dit “sardonique”.

([xi]) Gallini, 1988 : 26 qui ne donne pas plus de détail sur cette légende.

[xii]  On se reportera au riche dossier relatif aux rituels de pendaison dans la Grèce antique (rassemblé par De Martino, op. cit.) et notamment au mythe d’Arachné que rapporte Ovide dans ses Métamorphoses.

([xiii]) Vie de St Martin par Sulpice Sévère : I,7. Le miracle ophioctone est rapporté à Hilaire. Voir la Légende Dorée et le récit de Venance Fortunat (Acta Boll janvier 794, in: Ferretto, 1907 : 234)

([xiv]) Guida, 1967 et ENC IT, 1934, d’après Varron, de re rustica, III, IX,17, et Columelle, VIII, 2.

([xv]) A la mort du saint, (31 août), Lindisfarne resta déserte quelques années et fut ensuite habitée par saint Cuthbert, dont la renommée attira nombre de visiteurs pour lesquels le saint dut bâtir un refuge (Gorby 1987 : 405-406) Pour le texte, daté du XVe siècle, relatif à l’île de Farne, on se reportera à Sharpe 1985 : 166.

([xvi]) Encore qu’on y mentionne aussi des sangliers, comme sur l’Ischia corse de San-Damianu.

([xvii]) D’après Gorby, 1987 : 269 sq. et Lignage Condé, 1973 : 217, qui citent les lettres d’Augustin. Mais la Caprariae mentionnée par Augustin, ainsi baptisée à cause là encore de l’abondance de ses chèvres, est aussi revendiquée comme l’île italienne du même nom.

([xviii]() Les cartographes du Moyen Age usaient indifféremment des termes d’Asenara, ou (A)cinara. Sur la légende de l’île voir Aimés, l938 : 11

([xix]) Le statut de « parias » des communautés maritimes, marins ou pêcheurs, ou celui du poisson dans l’alimentation témoignent des connotations d’impureté traditionnellement attachées au monde de la mer.

([xx] )Vita Hilarii 15,2, in: Nouailhat, 1988 : 115, éloge funèbre d’Honorat, par son successeur Hilaire, évêque d’Arles, qui évoque ensuite le miracle de l’apparition d’une source sur l’île à l’arrivée du saint, en référence au récit biblique de la création du monde, la séparation des eaux. Si la description d’Hilaire reste particulièrement sobre, eu égard aux extravagances des récits orientaux, c’est un texte important, quant à la nature des îles dans la pensée chrétienne, lesquelles témoignent du miracle des origines.

([xxi]) Ecrite en provençal au XIIIe siècle (Féraud, 1943).

([xxii]) Amand, saint breton du VIe siècle, fêté le 6 février, vécut en ermite sur l’île, puis à Tours et à Bourges, où il pratiqua la réclusion pendant 15 ans (Gorby, 1987 : 126 et Sébillot, l906 : 81 et 276, d’aprés Gougaud, 1936 : 73).

([xxiii]) Il existe un évêque africain du nom de San Venerio de Carthage, qui est fêté le 5 mai, disciple d’Ambroise, compagnon de Jean Chrysostome et évêque de Milan. (D’après Dizz. Ecc., 1953 et Dizz. Pat., 1984)

([xxiv]) Les vestiges de l’Abbaye de San Venerio datent du XIe siècle, mais Grégoire le Grand en fait déjà mention au VIe (d’après ENC. IT, 1937)

([xxv]) Recueillies par Banks, 1939 : 147-149.

([xxvi]) Namantius : v.431-438 in : Mémorial, 1981, qui évoque au Ve siècle une tradition dont la source se trouve dans les Fragments de Salluste. Version développée au VIIe siècle par Isidore de Séville (Etymol., XIV, 6, 41-42) dans la traduction de CirneoI,1884 : 42.

([xxvii]) Cronichetta, 1660 :12-14.

([xxviii]) Servius, Ad Eclog.: IX, 9, 30.

([xxix]) Kyrnos, selon Servius et Hérodote ou, suivant Isidore et Paul Diacre, Corso (Mémorial, 1981).

([xxx]) Phorcus fut roi de Corse et de Sardaigne. Vaincu par le roi Atlas il fut, selon ses compagnons, transformé en dieu marin. (Servius, Ad Aen.: V, 824, cité in: Mémorial, 1981).

([xxxi])( D’Ayala, pour la dimension funéraire des légendes chrétiennes relatives aux corps saints abandonnés à une sépulture marine. Cf., aussi Mauclaire, 1991, en ce qui concerne le Japon, et ses légendes « mélusiniennes », qui interprète leur nature retilienne comme une manifestation du corps invisible de la divinité.