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Ethnologie

Claude Lévi-Strauss (1908-2009) et la réhabilitation des sociétés primitives

Picture taken in 1949 in Paris of French anthropologist Claude Levi-Strauss, who helped shape Western thinking about human civilisation. Trained as a philosopher, Levi-Strauss shot to prominence with his 1955 book « Tristes Tropiques » (A World on the Wane), a haunting account of travels and studies in the Amazon basin and one of the 20th century’s major works. AFP PHOTO
  1. Anthropologie physique et ethnologie
  2. Anthropologie structurale et linguistique
  3. Repères bibliographiques

1. Anthropologie physique et ethnologie

Ethnologie et colonialisme. Plusieurs institutions savantes et muséales voient le jour à la fin du 19ème siècle. Elles sont à la fois liées à l’essor de l’empire colonial français et à l’affirmation des identités nationales. La période de l’entre-deux guerres verra la naissance de nouvelles institutions dans le contexte d’un empire ébranlé par la guerre. Elles ont pour but de renouveler la recherche relative aux sociétés indigènes, dans le contexte d’une idéologie fortement marquée par les théories colonialistes de suprématisme culturel.

La Société d’Anthropologie de Paris et la question raciale. L’une des premières de ces institutions est la Société d’Anthropologie de Paris, fondée en 1859 par Paul Broca (1824-1880) lequel créa ensuite le Laboratoire d’Anthropologie et le Musée d’Anthropologie. Malgré ses apports indéniables à la naissance de l’ethnologie, la SAP fut accusée d’être à l’origine des théories raciales. Broca aurait en effet impulsé l’étude de l’anatomie comparative du crâne des peuples dits civilisés et primitifs, selon la terminologie de l’époque. Paul Rivet, Arnold Van Gennep et Marcel Mauss (tous trois adhérents de la SAP) allaient par la suite affirmer la primauté de l’ethnologie culturelle contre la définition de l’anthropologie en tant que science naturelle. La réhabilitation des sociétés dites primitives ne verra toutefois le jour qu’après la seconde guerre mondiale, avec Claude Lévi-Strauss. L’anthropologie physique allait cependant connaître de grands développements dans le domaine de la préhistoire.

WARTELLE 2004. La Société d’Anthropologie de Paris de 1859 à 1920. Extrait. Cet article interroge l’inscription initiale de cette discipline dans le domaine des sciences naturelles, ce qui entraîna la considérable différence avec les anthropologies anglo-saxonnes ainsi qu’avec l’orientation moderne de cette discipline. S’y intercale un développement sur le matérialisme scientifique, travers fréquent de l’intelligentsia française de l’époque. En créant la SAP, Broca l’avait fait bénéficier de son laboratoire de professeur: celui-ci devint rapidement le Laboratoire d’Anthropologie. Lorsqu’en 1868 fut organisée l’École des Hautes Études, le laboratoire y fut rattaché. Le Musée d’Anthropologie fut la quatrième institution, réalisé à partir des dons de Broca à sa Société et continuellement enrichi par les offrandes d’autres membres ou de voyageurs. Broca couronna son œuvre institutionnelle en lançant la Société pour l’enseignement des sciences anthropologiques alias l’École d’Anthropologie. Lien

2. Anthropologie structurale et linguistique

Claude Lévi-Strauss et les sources de l’anthropologie structurale. Lévi-Strauss a renouvelé en profondeur les sciences humaines et sociales. Dite structurale, son anthropologie repose pour une grande part sur les travaux de l’école historique allemande et autrichienne de linguistique. Lévi-Strauss collabora notamment avec Roman Jakobson, un linguiste russe qui avait développé les travaux de Saussure. Lévi-Strauss mentionne aussi Franz Boas comme «l’un des premiers […] à insister sur ce fait essentiel pour les sciences de l’homme: les lois du langage fonctionnent au niveau inconscient». Cette idée d’une structure inconsciente des phénomènes linguistiques et sociologiques allait notamment lui permettre d’élaborer son modèle d’analyse des « Structures élémentaires de la parenté » qui fut son sujet de thèse. Sa thèse de la prohibition de l’inceste comme l’un des universaux des sociétés humaines, sera l’un des textes fondateurs du structuralisme anthropologique. Lévi-Strauss cite aussi parmi ses sources théoriques Marcel Granet, Georges Dumézil, Marcel Mauss, Henri Grégoire et Jean-Jacques Rousseau en qui il voit l’un des «fondateurs des sciences de l’homme».

Biographie sommaire. Après des études qui l’ont conduit à l’agrégation de philosophie, Lévi-Strauss épouse en 1932 Dina Dreyfus, une ethnologue française qui l’initie à cette discipline. Il est ensuite détaché avec elle en 1935 à la mission universitaire de l’École normale supérieure au Brésil (ENS) comme professeur de sociologie à l’université de São Paulo. Après plusieurs séjours auprès des indiens d’Amazonie, il rentre en France à la veille de la guerre puis part aux Etats Unis. En 1949, il soutient et publie sa thèse sur les systèmes de parenté, puis devient sous-directeur du musée de l’Homme et titulaire d’une chaire dite des «religions comparées des peuples non civilisés» à l’École pratique des hautes études (EPHE) où il enseigne. En 1959, il est élu professeur au Collège de France, à la chaire d’anthropologie sociale. En 1960 il codirige la mise en place du laboratoire d’anthropologie sociale. Relevant du Collège de France et de l’École pratique des hautes études (EPHE), ce laboratoire devient rapidement un centre de référence en matière ethnographique. Lévi-Strauss s’est efforcé dans son œuvre de débarrasser l’étude des mythes de son biais évolutionniste dominant, selon lequel le mythe, propre aux sociétés primitives, disparaîtrait avec le développement de la civilisation. Il allait chercher à montrer pour cela la réalité et les modalités des phénomènes de diffusion, reposant sur des structures originelles qui sont des invariants culturels propres à l’espèce humaine.  « Les mythes ne disent rien qui nous instruise sur l’ordre du monde, la nature du réel, l’origine de l’homme ou sa destinée. (…) En revanche, les mythes nous apprennent beaucoup sur les sociétés dont ils proviennent, (…) éclairent la raison d’être de croyances, de coutumes et d’institutions dont l’agencement paraissait incompréhensible de prime abord ; enfin et surtout, ils permettent de dégager certains modes d’opération de l’esprit humain, si constants au cours des siècles (…) qu’on peut les tenir pour fondamentaux et chercher à les retrouver dans d’autres sociétés et dans d’autres domaines de la vie mentale où on ne soupçonnait pas qu’ils intervinssent, et dont, à son tour, la nature se trouvera éclairée ».

Le Cru, le Cuit et la tétralogie des Mythologiques. Lévi-Strauss a développé dans les Mythologiques une méthode d’analyse des mythes inspirée de la linguistique structurale naissante. A l’image des phonèmes, il appelle les unités de base des mythèmes, soit la phrase la plus courte possible dans un énoncé. La mise en relation de ces mythèmes le conduit à postuler qu’un mythe repose sur des oppositions binaires du type cru et cuit, ciel et terre, soleil et lune, etc. Le Cru et le Cuit paraîtra en 1964, Du miel aux cendres en 1967, L’Origine des Manières de table en 1968, L’Homme nu en 1971. Les oppositions entre le cru et le cuit d’une part et le cru et le pourri de l’autre, allaient lui permettre de définir un triangle culinaire, où la cuisson représente une transformation culturelle et la putréfaction une transformation naturelle. Autrement dit, la cuisine serait selon lui une forme de médiation entre nature et culture, deux catégories fondamentales de l’anthropologie. Lévi-Strauss classera par ailleurs les mythes d’origine du feu, au niveau de leur structure, dans la même catégorie que ceux relatifs à l’origine de la cuisine. En ce qui concerne les récits relatifs à l’origine de l’eau, ils seraient par contre analogues aux mythes de l’origine des plantes cultivées.

3. Repères bibliographiques

WILLIOT Jean-Pierre 2015. Le cru et le cuit. In L’Alimentation à découvert. Catherine Esnouf, Jean Fioramonti et Bruno Laurioux (dir.). CNRS Éditions. Extrait. En ouverture du premier volume des Mythologiques, Claude Lévi-Strauss posait que «des catégories empiriques comme celles de cru et de cuit, mais aussi de frais et de pourri, de mouillé et de brûlé, pouvaient servir d’outils conceptuels pour dégager des notions abstraites». Le titre de l’ouvrage, « Le Cru et le Cuit », reflète la frontière entre deux états de la matière alimentaire autant qu’il contribua à fixer les principes du structuralisme. Il ne va pas malgré tout jusqu’à induire une présentation de tous les niveaux de cuisson. Pourtant l’évolution plurimillénaire des techniques de cuisson a engendré des élaborations culinaires complexes et des choix de consommation dont l’arbitrage résulte de goûts personnels, de règles religieuses, d’usages alimentaires ou de précautions liés à des savoirs intuitifs ou hygiéniques. La césure culturelle et technique qui oppose le mangeur de viande crue au mangeur de viande cuite recouvre des déclinaisons beaucoup plus nombreuses que celles qu’imaginait Lévi-Strauss. Lien

LEVI-STRAUSS Claude 1949. Les structures élémentaires de la parenté. Paris, EHESS, coll. «En temps et lieux», 2017, 617 p. Extrait. Lors de son séjour à Sao Paulo de 1935 à 1939, Claude Lévi-Strauss dirige plusieurs expéditions ethnologiques auprès des populations indiennes nambikwara, caduveo et bororo. Paru en 1949, « Les structures élémentaires de la parenté » est la première étude synthétique de ce que l’anthropologie désigne sous le terme de parenté. Lévi-Strauss y regroupe les problématiques linguistiques qu’elle pose, celles plus proprement sociologiques du mariage et de la filiation, et celle d’ordre éminemment psychologique de la prohibition de l’inceste qu’avait soulevée Freud en son temps. Par le lien qu’il instaure et par le renoncement qu’il impose, l’échange matrimonial se trouve au fondement de toute société humaine. Il signale le passage de la nature à la culture; il est inhérent à l’ordre social. Cet ouvrage majeur constitue la première étape d’une œuvre fondatrice du structuralisme en anthropologie, qui ne s’est jamais laissé enfermer dans cette étiquette. S’il préfigure ainsi La pensée sauvage et Les mythologiques, il doit également se lire comme le pendant théorique de Tristes tropiques. Lien

SPIVAC Simon 1964. Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage [compte-rendu]. In Revue Tiers-Monde, tome 5, n°19, 1964. pp. 596-597. Extrait. Parce que «tout classement est supérieur au chaos» et que «chaque niveau de classification n’est qu’un parmi les autres», Claude Lévi-Strauss a entrepris une réhabilitation de la «pensée sauvage». La pensée sauvage n’est pas la pensée des sauvages, mais la pensée à l’état sauvage distincte de la pensée cultivée ou domestique. Elle veut saisir le monde dans l’intemporel à l’aide de messages et d’images signifiantes. Elle met en valeur les écarts différentiels, multiplie les catégories et les oppose. Sa logique se définit par le nombre et la nature des axes utilisés, par des règles de transformation permettant de passer de l’un à l’autre. L’univers est alors représenté comme un continuum d’oppositions successives. Par un choix extrêmement diversifié de cas concrets, par une critique des théories classiques de Mauss, de Durkheim, de Sartre, sur le totémisme, sur la signification des activités culturelles et des attitudes mentales des indigènes «primitifs», Lévi-Strauss nous conduit à admettre que la logique de la pensée sauvage met de plain-pied l’univers des primitifs avec l’univers des mathématiciens modernes qui ont construit les théories de l’information: même utilisation d’un code, d’une numération binaire, de l’analyse combinatoire; même méthode faite pour assimiler toute sorte de contenu. La pensée sauvage n’est pas un balbutiement de la pensée scientifique, elle ne lui est pas inférieure. Elle est autre. Alors se rejoignent les deux modes de pensée, sauvage et cultivée, comme se joignent les pétales de cette fleur qui s’appelle «pensée» et au travers de ces deux moyens de communication entre nature et culture, la connaissance humaine tend vers un système clos. Lien

MARIN Richard 2011. La nouvelle histoire et Lévi Strauss. In Caravelle. Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien, 96, pp.165-178. Extrait. Comme il l’écrit dans «Histoire et ethnologie» (1949), Lévi-Strauss estime que «l’activité inconsciente de l’esprit» consiste à imposer des «formes à un contenu »… ces formes étant identiques dans toutes les sociétés qu’elles soient anciennes ou modernes, primitives ou civilisées. Dans La pensée sauvage, il décrit l’histoire comme le dernier mythe de nos sociétés, élaboré à la manière dont les primitifs arrangent les mythes, une manipulation arbitraire pour inventer une vision globale de l’Univers. Dès lors, rien de surprenant à ce que le rapprochement qui s’esquissera par la suite entre l’anthropologie et l’histoire, soit plein de sous-entendus, d’arrières pensées, d’incompréhensions et ambiguïtés. Selon André Burguière, la recherche anthropologique des historiens d’alors investit quatre grands secteurs : celui de l’anthropologie matérielle et biologique (histoire des habitudes alimentaires, des modes d’habitation, histoire des attitudes à l’égard du corps et du milieu biologique), de l’anthropologie économique (diffusion des techniques agricoles, mécanismes de l’économie paysanne…), de l’anthropologie sociale (structures et comportements familiaux, organisation des relations de parenté ) et, enfin, celui de l’anthropologie culturelle (croyances, formes de la religion populaire, culture folklorique, cultures politiques). Lien