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La légende des îles

Castellana Robert La légende des îles. Géographie mythique et insularité. In La griffe des légendes. Cahiers d’Anthropologie N°5. Museu di A Corsica 1997

Abstract

Cet article s’interroge sur la notion de “géographie mythique”, à partir de recherches menées sur le folklore et l’histoire des religions. Il vise à dégager, à partir d’exemples méditerranéens, les principales caractéristiques de l’imagerie insulaire que nous a léguée la tradition chrétienne. La nature de cet héritage pose aussi des questions plus contemporaines, relevant du processus de construction des identités régionales, qui ne seront qu’évoquées ici.

Géographie mythique & histoire légendaire

En matière de « géographie mythique » l’île occupe une place originale. Ses représentations ont toujours été entachées d’une ambivalence extrême qui remonte à l’antique mythologie méditerranéenne… Porte des Enfers ou Paradis terrestre? Promotion touristique oblige, l’imagerie « paradisiaque » est une préoccupation au goût du jour, et au cœur des stratégies de l’identité. Les photographies inspirées d’Emilianù Ceauvescù, que présente le Musée de la Corse vont à contre courant de cette imagerie d’Épinal. Le maléfisme oppressant de la pierre, omniprésente, s’y révèle au travers d’une mise en scène dramatique qu’accentue l’emploi du noir et blanc. Le regard sensible de l’artiste nous livre cette « mauvaise face » de l’île que le choix -délibéré, de lieux emblématiques vient aussi inscrire dans la mémoire et le légendaire de la Corse. Il existe en effet une « mémoire des lieux » qui s’incarne souvent dans la pierre. Et il existe aussi une histoire légendaire des îles que nous a léguée la tradition chrétienne, un héritage qui pourrait continuer à marquer durablement l’image de l’insularité. Avec la littérature chrétienne du moyen-âge se dessine une cosmographie renouvelée. Elle explique peut-être la résurgence irrésistible d’un archétype de la “mauvaise île”. Legoff (1) a longuement étudié le temps fort de ce renouveau, la naissance de l’espace du Purgatoire. Il en a trouvé l’origine… dans une légende insulaire irlandaise, celle du Purgatoire de saint Patrick. L’espace chrétien de la vie est un monde transitoire et éphémère. En deçà et au delà, l’univers paradisiaque de l’Éden et les ténèbres de l’Enfer définissent les contours d’une “géographie mythique” que l’île matérialise idéalement; une représentation du monde liée aux sources les plus mystiques de la nouvelle religion, puisque l’expansion du christianisme en Europe affectionna particulièrement les îles.

La part du diable

Est-ce sous l’influence de leurs maîtres orientaux, qu’ermites et ascètes chrétiens choisirent de s’installer dans le “désert” maléfique des « solitudes » insulaires? Et en quoi considéraient-ils les îles comme des lieux maléfiques? A cause de l’abondante présence de reptiles venimeux qui les infestaient, affirment unanimement les légendes de l’Évangélisation. Une affirmation qui relève d’un registre mythique puisque, comme on le sait, l’absence de serpents venimeux caractérise généralement les écosystèmes insulaires. Mais qu’est-ce qui explique que ces retraites des plus austères soient par ailleurs devenues les foyers de spiritualité d’où rayonnera la nouvelle religion? Au travers des îles et de leurs traditions légendaires, le christianisme aurait-il renoué avec les thèmes antiques des navigations mystiques, dont l’expression littéraire par excellence réside depuis toujours dans les récits de voyages des marins, errant d’île en île et de tempêtes en naufrages? C’est bien ce que laissent entendre ces « colonisations » légendaires, qui présentent tous les caractères d’un mythe fondateur. Les nombreuses variantes recueillies sur l’ensemble des îles européennes nous livrent ainsi la trame d’un récit épique en plusieurs actes (2). Il débute par une navigation pénitentielle, dans un panier, un cercueil ou un vaisseau sans voiles ni gouvernail; un voyage « à la grâce de Dieu » pouvant se réduire à l’occasion à un simple naufrage qui conduit l’ermite ou le saint sur les rivages d’une île « maléficiée ».Vient ensuite l’exorcisme de cette île -infestée de créatures reptiliennes et vénéneuses, ces « Bestioles » qui dans le Sud Italien fourniront un contenu populaire aux « navigations de saint Paul ». Sous l’effet de l’exorcisme chrétien -comme dans ses antécédents antiques, l’île maléfique est alors coupée en deux, la part de Dieu et celle du Diable. Ou peut-être celle des hommes qui peuvent à présent s’y établir… Car le saint chrétien, s’adonnant aux pénitences les plus extrêmes apparaît en effet comme la condition nécessaire à la reconnaissance de cette sainteté exemplaire qui attirera par la suite les foules sur sa sépulture sacrée…

La terre des îles

Trois thèmes semblent donc résumer la trame légendaire de ces récits: navigation funéraire vers l’au-delà, exorcisme insulaire et rituel fondateur de la première sépulture. Mais en quoi s’incarne la sacralité dévolue aux îles « chrétiennes »? C’est dans la pierre, ou plutôt dans la terre, terres de Malte ou autres Lemnos qu’on y recueille pieusement et que les moines distribuent à leurs fidèles, que réside ce pouvoir mystérieux. Cette terre des îles conservera au moyen-âge son antique propriété (3), celle de chasser les serpents au delà des limites de la terre que les hommes se réservent pour leur usage; vers les friches stériles, lieu de repos des morts et d’errance des revenants. Des valeurs fort voisines de celles qui s’attachent à la sépulture de pierre, comme le note Caisson (4) à propos des usages funéraires et rituels de la pierre en Corse: « Aux limites ils [les morts et leurs sépultures] veillent, surveillent et gardent le territoire des communautés. Ils partagent ce rôle avec les saints (…) D’ailleurs chapelles et églises ont longtemps (…) abrité les morts de la communauté. » Nous reviendrons sur cette esquisse d’une “géographie mythique” du terroir. L’île est en effet exposée à un autre danger similaire; à voir s’échouer sur ses rivages les défunts sans sépultures, ces morts en mer abandonnés aux flots: « En Méditerranée (…) le disparu en mer est transformé en âme du purgatoire à laquelle on peut, on doit même vouer un culte » remarque fort justement D’Ayala (5) évoquant l’origine de traditions très répandues sur les côtes d’Italie et de Provence, et sur les îles de ces mêmes régions, notamment en Corse. Entre Paradis et Enfer, l’île occuperait-elle la place médiane, mais peu enviable d’un Purgatoire? Serait-elle destinée à prendre en charge les « mauvaises morts » de la communauté? Ces morts que Garcia-Marquez , dans sa saga d’une latinité en mal d’exil et de déracinement cache dans un placard, d’où ils continueront à hanter implacablement la solitude tragique de leur descendance…

Scènes d’exil: Juifs, Maures & Pestiférés

Dans l’archipel qui jouxte les côtes italiennes, les légendes des îles composent une variation particulièrement significative sur la trame que nous venons de dégager. Du sud où les « Actes des Apôtres » évoquent le naufrage de saint Paul sur l’île de Malte, au nord où Madeleine et les “Saintes Maries”, abandonnées aux flots de la Méditerranée dans une barque sans voile ni gouvernail fondent avec la « Légende Dorée » l’histoire légendaire de la Provence. Deux récits qui se rejoignent dans l’évocation d’une féminité inquiétante: maléfique et… insulaire; une image qui nous invite à approfondir une lecture anthropologique des valeurs traditionnellement dévolues aux îles et à la pierre. Sur l’île de Malte, Saint Paul et ses compagnons, cas unique dans leur périple mystique, furent victimes d’un naufrage dont les Actes des Apôtres (6) nous ont conservé le détail: « Comme Paul avait ramassé une bonne quantité de petit bois et l’avait mis sur le feu, sous l’effet de la chaleur une vipère en sortit et s’attacha à sa main (…) Lui, alors, secoua dans le feu la vipère et ne subit aucun mal », et ce voyant les insulaires pensèrent « qu’il était quelque dieu »; une réputation vite assise par des guérisons miraculeuses « par la prière et l’imposition des mains » A côté de ce récit fondateur par son antiquité, il existe en Sardaigne une intéressante version médiévale de cette même légende. Elle rapporte qu’un saint personnage avait été exilé sur l’île pour y être dévoré par les bestioles venimeuses qui l’infestaient. Il les en chassa toutes, à l’exception de l’araignée, une bête peu commune que celle dont la nature échappe à l’exorcisme chrétien. Elle faisait l’objet, dans tout le Sud italien comme en Corse et bien au-delà, de rites d’exorcisme qui présentent tous les caractères de ces rituels de possession qu’étudia Demartino (7). Ces araignées passent pour l’incarnation de l’âme des défunts, ajoutera par la suite Gallini pour la Sardaigne (8) qui en donne une description détaillée et contemporaine. Leur nature est féminine. Ces femmes maléfiques composent l’inquiétant tableau d’une fécondité liée au monde des morts, souligne Caisson à partir d’exemples corses et antiques (9). L’analyse de ces rituels du légendaire sarde nous incite à relire les récits du débarquement sur les côtes provençales de femmes non moins ambiguës, les « Saintes Maries de la mer » qui ont laissé leur nom à cette plage marécageuse de l’embouchure du Rhône, devenue l’objet de la dévotion des Gitans. Confiées au « jugement de dieu », abandonnés sur une barque sans voile ni rames, elles ont pour nom Sarah la Noire, l’égérie gitane, Marie l’Égyptienne, cette “Mauresque” qui en est l’équivalent oriental, Marthe la menstruée, la femme stérile et Madeleine, la figure mystérieuse de cette prostituée qui est aussi l’embaumeuse de la Passion du Christ…

Sépulture impossible et fécondité problématique

Cette même Madeleine guérira un couple de notables atteints de stérilité, nous révélant la nature de cette fécondité fort problématique, qui s’incarne dans la pierre et de plus dans la pierre des îles. Le couple « miraculé » s’étant converti décide de se rendre en pèlerinage à Rome. Une tempête se lève au cours de la traversée et la femme meurt en mettant au monde son enfant. Les marins, superstitieux, contraignent alors le père à abandonner l’enfant -avec le cadavre de la mère, sur un îlot rocheux: « une montagne qui apparut non loin du navire (…) A cause de la dureté du rocher, poursuit le chroniqueur de la Légende Dorée, il ne pouvait creuser une fosse, il déposa le corps dans un endroit retiré (…) Au bout de deux ans il remonta dans un navire pour regagner son pays. Et le Seigneur permit qu’il passât proche de la montagne où il avait été débarqué (…) L’enfant avait été conservé plein de vie à la prière de la bienheureuse Madeleine. » (10). Cet enfant qui survit, confié à l’île nourricière, un sein pétrifié, ne fait-il pas étrangement écho à l’île d’abondance de la “genèse” corse? celle où les taureaux sont gras et que découvre aussi une femme nommée Corsa, suivant les pérégrinations marines de ce même taureau (11). La bergère ligure laissera d’ailleurs son nom à l’île qu’elle aborde au cours de cette navigation placée sous le signe du cornu. Cette constellation, celle du Taureau, d’Orion et des Pléïades fut de haute antiquité d’une grande importance pour les marins, qui naviguaient alors « aux étoiles ». Mais l’île de la Madeleine est avant tout une île de pierre où l’on ne peut creuser une sépulture; ni y accoucher, une réminiscence évidente du caractère sacré de l’antique Délos. Autour de cette tombe insulaire impossible se précise ainsi le rituel de la première sépulture auquel sacrifièrent abondamment les saints chrétiens; un rituel dont la dimension est bien celle généralement dévolue à la pierre -ou à ces serpents et dragons qui hantent les cimetières du moyen âge… Cette conjonction d’une sépulture impossible et d’une fécondité problématique situent aussi le niveau où s’exerce l’exorcisme chrétien; celui d’un acte fondateur qui consiste à instaurer l’ordre de la Culture en rupture avec un ordre « reptilien ». Une fondation qui pose problème. Peut-être parce que sur les îles, même sacrées échouent justement ces morts sans sépultures, Morts, Maures, Juifs ou Martyrs abandonnés aux flots, ces « Saints Trouvés » -comme on nomme populairement le saint Tropez recueilli sur une plage de la Provence; ultime étape d’un voyage vers l’au-delà dont les ascètes chrétiens nous auraient transmis l’héritage.

Un démiurge corse

Il existe en Corse nombre de ces célébrations festives de reliques apportées par la mer ou de corps saints errant sur les flots. S’en détachent des figures féminines, celle de la Restitute, martyre de Calenzana, et surtout celle de la sainte patronne de l’île, Devota la “dévote”, dont la dépouille guidée par une colombe atterrira sur les côtes ligures. A l’image de leur maître Columba, les moines irlandais prendront eux aussi le nom de la colombe pour leurs navigations errantes vers les îles paradisiaques d’extrème-occident… La présence de ces ermites sur les côtes de la Corse au début du moyen âge reste une hypothèse très vraisemblable mais peu documentée (12). Les précurseurs du monachisme chrétien n’ont pas fondé ici les habituels monastères qui caractérisent leur passage. On en trouve cependant la trace sur les îles toutes proches de Monte-Cristo et de Gorgone. Les moines chrétiens ont aussi laissé en Corse un souvenir folklorique bien vivant, avec une version originale de l’exorcisme insulaire recueillie au début du siècle par Chanal (13): « C’était bien avant la naissance de saint Martin et de saint Roch, les deux patrons de Letia, au temps où la foi nouvelle commençait à se répandre en Corse », précise le récit qui ajoute que les habitants venaient d’allumer leurs fours « avec le bois de leurs dernières idoles » avant de se rendre sur la montagne où Satan s’était réfugié. « Là ces braves gens vous plantèrent (…) une croix faite de deux grands madriers de pin laryx et revêtue d’un métal poli qu’on voyait briller au soleil », et « pour éviter les traits de lumière que cette croix renvoyait (…) voilà donc l’ennemi des hommes réduit (…) à se creuser une demeure souterraine (…) Son marteau gigantesque (…) s’abattit lourdement (…) La fosse creusée par Satan s’était soudainement remplie d’eau: le lac de Creno était né. » Si les idoles déchues s’incarnent dans le bois le démon chrétien (carrier ou forgeron?) trouve donc refuge dans l’ambivalence de la pierre. Et il est condamné à une errance proche de celle de ces revenants qui hantent les histoires « mazzériques » de la sorcellerie insulaire: « S’évadant chaque nuit de sa prison humide (…) à l’un il suscitait des rêves affreux (…) à l’autre des rêves séducteurs. » C’est justement « un vénérable anachorète (…) habile dans la magie, c’est à dire dans l’art d’exorciser les esprits malins » qui videra le lac maudit par ses incantations: « Bientôt une myriade d’horribles salamandres, tachetées de jaune, qui grouillaient dans la vase du fond se transformèrent en autant de diablotins”, suivis de “l’ange des ténèbres (…) avec ses ailes de chauve-souris appesanties par la vase, sa crinière de couleuvres, ses yeux de feu, sa bouche qui vomit la flamme et la fumée. » Que retenir de cet exorcisme reptililien exemplaire, dont la pierre conserve l’empreinte? A la différence de récits voisins, celui de l’île provençale de Lérins par exemple, l’intervention divine n’aboutit pas à la partition de l’île. Une partition qui se retrouve dans d’autres termes sur l’île ligure de Gallinara, ou sur celle d’Ibiza dans les Baléares. S’agirait-il ici comme en Sardaigne d’un exorcisme incomplet? Mais cet exorcisme chrétien des îles n’est-il point incomplet par nature? Sa variante corse semble surtout établir un parallèle étroit entre le rituel exorciste et celui de cette sépulture fondatrice qu’évoque la légende de Madeleine; une sépulture ambiguë, à la fois tombe… et matrice.

La mauvaise île

Une autre forme archaïque de sépulture, dont atteste déjà la naissance des premiers monastères médiévaux (14) perdure dans l’usage corse que Gaudin (15) déplore pendant cette Révolution Française qui inaugure les stratégies contemporaines de l’Identité: « Leurs églises sont encore, il est vrai, le principal dépôt des sépultures; aussi quelques soins qu’ils prennent de les parer, et quoiqu’en général elles soient presque toutes belles et bien ornées, les étrangers sont repoussés par l’odeur cadavéreuse qui s’en exhale »…Cette omniprésence de la mort au coeur même de l’église, incarnée dans l’arca la pierre sacrée où s’enracine la mémoire de la communauté, nous renvoie à une “géographie mythique” du terroir qui matérialise et fixe les rapports entre le monde des vivants et celui des morts. Aux limites des friches marécageuses et maléfiques du “désert des Agriates », un autre récit corse nous en propose une description plus précise. Elle repose elle aussi sur l’exorcisme reptilien: « Un animal appelé Biscia, ou serpent, de dimensions extraordinaires et d’une terrible férocité (…) avait établi son repaire à un mille environ du village, dans un marécage boisé… entre les eaux et des arbres au feuillage épais. Elle apparaissait sombre. On appelle cet endroit la Cannuta. » Cette légende, tirée d’un manuscrit publié par Malaspina (16) au début du siècle définit très précisément une configuration chrétienne d’un terroir placé sous la protection des cloches de l’église, mais aussi sous celle de sa tombe collective: « Dès que la Biscia entendait les cloches de l’église, poursuit le récit, elle s’empressait d’y courir et de tuer toutes les personnes qu’elle y rencontrait. » Ne faut-il pas voir dans cette sépulture de pierre, sépulture sacrée, la matière d’une autre version de l’exorcisme insulaire, tirée du même recueil de Chanal, et dont témoigneraient depuis ces îlots du golfe d’Ajaccio nommés Sette Nave, les « sept navires ». Version exemplaire des « navigations funéraires », il s’agit de barques emplies de pestiférés ou de pirates, pétrifiées par l’intervention miraculeuse d’une Madone… de pierre; une légende qui met en scène l’un de ces moines chrétiens, que le récit nomme « cénobite », du nom de ces petites communautés monastiques aux sources de l’Évangélisation. C’est là encore une intervention féminine qui met en oeuvre l’exorcisme chrétien: « Les femmes (…) s’en furent processionnellement à la chapelle de Notre-Dame de la Miséricorde et (…) la prièrent de se laisser porter au dehors” rapporte Chanal (op. cit.) et “la Madone de pierre, sur les épaules des pieuses femmes, se fit aussi légère qu’une statue de liège », tandis qu’à l’inverse, dans un souci d’équilibre très structuraliste, les sept barques de bois deviennent des vaisseaux de pierre… Cette image d’une île flottante et pestiférée, qu’il faut amarrer dans la stabilité rassurante de la pierre s’inscrit elle aussi dans le scénario chrétien de la « mauvaise île ». Elle fait d’ailleurs écho à une autre légende médiévale, qui prétend rendre compte des origines mêmes de la Corse: « Avant le Déluge il n’y avait pas d’îles », rapporte la Cronichetta (17), un manuscrit anonyme: « En Corse avant le Déluge vivaient les Géants (…) qui ensuite, de par leurs mauvaises actions et leur férocité, mangeurs de chair humaine, furent exterminés par le Déluge. » A la suite du déluge auraient donc émergé des flots les sommets des montagnes qui sont les îles d’aujourd’hui, poursuit ce récit qui enracine clairement le passage à la Culture dans les valeurs de la pierre; des valeurs, on l’a vu, à la fois rassurantes et dans le même temps profondément ambivalentes.

De la géographie du terroir à l’invention du paysage

Que reste-t-il aujourd’hui de ces valeurs maléfiques qui s’attachaient à la pierre dans le légendaire traditionnel des îles? Que signifient par exemple ces difficultés rencontrées pour enraciner les îles maléficiées dans le roc? S’apparentent-elles vraiment à celles qu’éprouvent les sociétés traditionnelles à s’ancrer dans leurs traditions, et à ce que l’on désigne de plus en plus péjorativement comme des résurgences « ethniques »? Faut-il de même voir dans les errances identitaires des sociétés insulaires, et pas seulement en Méditerranée, une réminiscence des « colonisations » légendaires qui ont marqué l’imaginaire antique et médiéval? Et lorsque comme dans la légende corse, les démiurges modernes cherchent à violenter la terre pour y inscrire dans ses entrailles les emblèmes de la modernité, est-ce ces mêmes “revenants” qui continuent d’en sortir? les Maures et les Juifs; et tous ces Pestiférés que l’on exilait jusqu’il n’y a pas si longtemps sur des îles placées sous le patronage sacré des Lazares et autres Madeleines… L’imagerie touristique d’un “paradis insulaire”, faute d’une réflexion sur sa dimension identitaire trouverait-elle ici ses limites? Il est difficile pour l’ethnologue d’affirmer une continuité dans un processus de réinterprétation aussi radical que celui qui définit les identités modernes; à moins qu’il ne participe plus ou moins consciemment de ce même processus. L’identité est en effet un processus complexe, qui met en jeu un grand nombre de ressources symboliques ou vécues: langue et dialectes, coutumes et costumes, cuisines, emblèmes et drapeaux… Les expressions de l’identité s’appuient cependant sur les ressources symboliques. La référence au paysage semble avoir occupé une place privilégiée dans la construction des identités régionales. Le Far West américain (17) et la montagne des Suisses (18), ou l’image exotique de la Côte d’Azur (19) en sont des exemples bien connus. Caisson (20) a ainsi montré, à partir d’exemples corses, comment les représentations et les usages rituels ou légendaires de la pierre participent en profondeur du sentiment d’appartenance à un territoire et à une lignée; même lorsqu’il s’agit d’architectures plus intimes que celles des monuments historiques: tombes et maisons de campagnes, tas de pierres ou simples abris de bergers, fontaines, cavernes ou blocs erratiques… Entre ces architectures plutôt rurales et le monument urbain, entre pierre « profane » et pierre « sacrée » existe certainement un mince intervalle de sens dans lequel se déploient les stratégies identitaires; la scène privilégiée de ce « théâtre de la mémoire » où chaque société redéfinit régulièrement les rapports de la Tradition à la Modernité. Dans la riche littérature qui fonde l’invention du paysage corse, nous retiendrons un extrait particulièrement significatif. Outre l’importance qu’y tient la pierre, il nous paraît faire écho aux valeurs maléfiques issues du légendaire chrétien des îles (21): « Au-dessus de ces gigantesques et noires montagnes de granit, ce n’est plus la lune; c’est la figure blême, sanglante, terrible d’un cadavre monstrueux qui plane sur la Corse, la figure de la Vendetta, une tête de Méduse secouant sur l’île son affreuse crinière de serpents. Quiconque osera la fixer, ne sera point pétrifié », ajoute-t-il, développant jusqu’au bout l’archaïque image d’un maléfisme insulaire: « Poussé, comme Oreste, par une implacable furie, il s’abandonnera à la folle passion du meurtre, puis errant de montagne en montagne, de grotte en grotte, il sera poursuivi par l’implacable Vendetta (…) tenant par les cheveux la tête vengeresse de la terrible Gorgone. »

Références bibliographiques

  1. LEGOFF, Jacques, La naissance du Purgatoire, Paris,
  2. Voir le paragraphe qu’y consacre SEBILLOT, Paul, Le folklore de France, Paris, 1904-1906.
  3. PLINE, Histoire naturelle, Ernout (trad.), Paris, 1962.
  4. CAISSON, Max, “Frontières et limites”, Pieve e Paesi, ouvrage collectif, Marseille, CNRS Ed., 1978
  5. D’AYALA, Pier-Giovanni, « L’acte votif marin: un aperçu anthropologique », Catalogue de l’exposition internationale des ex-votos marins du Musée de la Marine, Paris, 1981
  6. ACTES DES APOTRES, 28, Ed. E. Delbecque, Paris, Les Belles Lettres, 1982.
  7. DEMARTINO, Ernesto, La terre du remords, Paris: NRF, 1966.
  8. GALLINI, Clara, La danse de l’argia, Paris, 1988.
  9. CAISSON Max, “Le four et l’araignée. Essai sur l’enfournement thérapeutique en Corse”, Ethnologie Française, VI, 3-4, France, 1976, pp 365-380.
  10. LA LEGENDE DOREE, par Jacques de VORAGINES, Paris, 1942
  11. Isidore de Séville, Etymol.., XIV, 6, 41-42, dans la traduction de Pietro Cirneo (1884: 42).
  12. MORRACHINI-MAZEL Geneviève, « La Corse selon Ptolémée », Cahiers Corsica, 188, Bastia, 1989.
  13. CHANAL, Edouard, Légendes, coutumes et superstitions, Paris, 1889.
  14. CASTELLANA, Robert, « L’expulsion du serpent: légendes, mythes et rituels », Cahiers Corsica, n° 158-159, Bastia, 1993
  15. GAUDIN, Abbé, Voyage en Corse, Paris, 1787.
  16. MALASPINA, Ambroise, “La Biscia meurtrière et les ruines d’Ostriconi”, Revue de la Corse Historique et Littéraire, 6, 10-11, Paris, 1920.
  17. CRONICHETTA, (manuscrit anonyme écrit à Bastia en 1660), Ed. C. Valleix, Bastia, Ass. Franciscorsa, 1973
  18. ETUDES RURALES, De l’agricole au paysage, collectif, n° 122-124, Paris, E.H.E.S.S., 1992
  19. ETUDES RURALES, Op. Cit.
  20. CASTELLANA, Robert, « L’effet-frontière et l’écriture du paysage », Nice Historique, Nice, n° 2, 1996
  21. CAISSON 1978, Op. Cit.
  22. GREGOROVIUS, Ferdinand, Corsica, suivi de Voyage en Corse, Bastia, Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse, 1883